Une histoire inspirée par la photo de Camille « Le départ »postée sur son blog il y a quelques jours https://camillelysiere.wordpress.com/ sur laquelle les mots me sont venus, comme ça en regardant la brume.
Merci Camille 🙂
L’horizon nimbé de brume laissait filtrer l’ombre de la montagne. Nous savions que nous aurions encore un long chemin à parcourir avant de l’atteindre. Quelquefois le voile de brouillard se détendait. On avait l’impression qu’une large main passait devant, comme pour gommer les aspérités, les angles, les terribles heures à venir.
Jean suivait le sentier d’un pas alerte, il nous guidait sans appréhension dans le jour déclinant. Le corps droit, la stature fière, il paraissait immense. Un repère dans le brouillard de nos hésitations. On aurait pu croire qu’il avait tracé la route toute sa vie. Ce qui était loin d’être le cas. Mais depuis qu’il avait décidé de partir, j’avais senti sa détermination se renforcer au rythme de la marche. Sans doute était-ce pour cela que nous l’avions suivi. La douleur que chacun portait en soi faisait écho à celle du voisin. Pas l’un d’entre nous n’avait eu la possibilité, ni le temps d’enterrer ses morts. Je doutais que ceux qui étaient restés, aient eu l’occasion d’honorer la mémoire des disparus. Ils avaient dû disparaître avant même de porter le premier coup de pelle dans la terre meurtrie.
Jean semblait donner une dimension plus grande à notre périple. Plus grande que la peur qui nous avait fait fuir. J’entendais cette peur comme d’autres entendent les cris. Des hurlements silencieux qui racontaient la barbarie, la sauvagerie dont avait fait preuve l’ennemi. Que restait-il de nos villes et villages ? En quoi les ruines de nos demeures leur serviront-elles ? Des corps disloqués, livrés en pâture aux charognards, soulignaient à présent la désolation.
Je ne savais pas trop cependant s’il fallait compter avec la peur. Elle me paraissait être davantage un obstacle à notre progression. Quelquefois j’entendais des murmures d’inquiétude, des bouts de phrases qui s’échappaient dans le vent et venaient jusqu’à moi. Des craintes qui se propageaient comme une rumeur. Des frayeurs face à l’absence de repères. Partir paraissait tout à coup plus dangereux que rester. Comment savoir ce qui nous attendait ailleurs ?
Je ne voulais pas y prêter attention. J’avançais dans les pas de Jean et tant pis si nous étions de moins en moins nombreux à le suivre. Certains avaient commencé à mal supporter l’idée de fuite. Une idée de lâcheté ? De faiblesse ? J’ai vu ceux qui ont rebroussé chemin, ceux qui se sont arrêté dans les derniers villages — aussi miséreux et dévastés que celui que nous avions quitté. Sans doute était-il plus facile d’y affronter son avenir. Cette terre ils la connaissaient. Ils pouvaient souffrir avec elle et pour elle.
À chaque avancée je pensais à l’impuissance de nos bras qui ne peuvent retenir la vie. Je pensais à tous ceux qui n’avaient d’autre avenir que la peur. Était-ce de la lâcheté de partir loin ? De tourner le dos aux atrocités perpétrées dans la plus grande indifférence ?
Le cœur de mon enfant battait dans mon dos. Je le portais depuis des heures. Un poids qui me donnait le courage d’avancer, de lutter à ma façon. Quelquefois il dormait et à d’autres moments ses grands yeux se posaient sur le monde. J’avais envie de lui offrir un peu de paix. Une existence, un possible avenir.
Avancer. Ne pas se retourner, disait Jean. Il avait pourtant pris le temps de s’arrêter avant la bifurcation qui nous éloignerait définitivement de ceux que nous avions quittés et de ceux qui avaient décidé de rester. Nous avions attendu un certain temps. La brume montait dans le soir, nous enveloppait de bruine mais je distinguais son visage fermé, assez troublant, ce regard qui laissait percer cette volonté de poursuivre coûte que coûte. Je discernais aussi la montagne comme un espoir qui nous portait loin.
Vers un autre départ.
Le grand peuple des déracinés… et c’est une fille d »émigré qui parle ainsi.
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Oui, il est grand le peuple des déracinés. Trop grand… lorsque le choix qui nous incombe est pris dans la tourmente de la peur et de la mort Merci de ton commentaire sur ce récit Coquelicot
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Quel émouvant texte par lequel tu donnes à une tragédie aussi vieille que le monde, et pourtant d’une actualité brûlante depuis la multiplication des conflits aux portes de l’Europe, autant de visages humains qu’il y a, parmi ces réfugiés, de sentiments, d’angoisses, de souvenirs horribles dont ils n’arriveront jamais à se défaire, d’hésitations entre la poursuite d’une route apparemment déjà bien entamée et le retour dans un pays qui n’existe déjà plus que dans leur imagination, de destins individuels entremêlés dans ce groupe de marcheurs vers l’inconnu.
Oh oui, comme tu l’écris si bien, la peur nous empêche souvent d’avancer parce qu’elle paralyse nos pensées, et pourtant, elle est ancrée au fond de nous-mêmes, surtout face à l’inconnu, parce que nous ne sommes pas des machines faites pour avancer sans réfléchir. Preuve en est que Jean, à l’air si déterminé parce que mu par la force de la volonté, hésite avant d’engager sa vie et celle des autres vers un départ de plus pour le sommet d’une montagne d’où ils risqueront de devoir redescendre, puis marcher et marcher, encore et encore…
En des termes très abordables, qui incitent pourtant aux plus profondes réflexions, tu poses des questions aussi insolubles que celle de savoir s’il est lâche de quitter son pays, ou s’il s’agit là, au contraire, de la seule façon de donner un avenir digne de ce nom à une famille, qui plus est à des enfants qui n’y sont pour rien, dans les conflits des adultes ; et comme ce sont des questions insolubles dans le sens où il vaudrait mieux que chacun y trouve sa réponse individuelle au plus près de sa conscience, tu te gardes bien d’émettre un jugement, et tu fais bien d’insister sur ce sentiment d’impuissance et de dégoût que nous sommes certainement très nombreux à éprouver face à cette tragédie humaine que rien ne semble pouvoir arrêter dans l’immédiat… !
Que ferais-je en pareille situation ? Je n’en sais rien… Mais ce qui est certain, c’est que j’ai beaucoup aimé ta manière de traduire en mots non seulement une photo, mais aussi, sans aucun esprit politicien ou moralisateur, ton ressenti sur un sujet d’actualité que médias et décideurs politiques ont trop tendance de réduire à des considérations diplomatiques ou comptables, surtout lorsqu’on en vient à parler de « quotas de réfugiés » comme on pourrait diviser une cargaison de marchandises en un certain nombre de conteneurs…
Une fois encore, merci infiniment pour ta plume si généreuse et sensible, bonne continuation et au plaisir de te lire, ici comme ailleurs, avec la certitude que tu me conduises vers de fabuleux horizons d’amitié et d’affection:-)
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Merci à toi pour ton beau commentaire sur ce texte, Christian. Il y aurait tant à dire et souvent se taire est le reflet de mon impuissance… Contente de voir que parfois m’exprimer incite à une certaine réflexion 🙂
A très bientôt Christian !
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Il y avait tellement de choses derriere l’image !
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Une image pour une multitude d’expressions ! De nos différences naissent des histoires ! Merci Sylvie 🙂
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A reblogué ceci sur Camille Lysiereet a ajouté:
Je suis très fière de partager avec vous ce texte de Laurence Délis, écrit à partir de ma photo « Le départ » (publiée il y a quelques jours sur mon blog).
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J’aime, beaucoup. C’est curieux, parce que j’écris en ce moment un texte à partir d’une photo, et mon inspiration s’est aussi dirigée vers l’exil, l’exode, le départ, le courage mêlé de peur, la désespérance qui pousse à tout quitter… La souffrance de tous ces gens nous habite et nous désespère, n’est-ce pas, Laurence ? Que faire d’autre que d’écrire, et tenter de comprendre ainsi, un peu mieux, ce qu’ils vivent. Et souffrir avec eux, compatir, à défaut d’aider puisqu’on est tellement, tellement impuissants.
Merci en tout cas d’avoir si bien exploité ma photo.
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Oui, sans y penser forcément à chaque instant c’est là. En profondeur. Une souffrance qui dépasse les frontières. Écrire, oui, laisser les mots exprimer notre compassion, à défaut de savoir mieux faire. Tout ce que tu dis est terriblement juste Camille. Merci de ton appréciation sur ta si belle photo. A bientôt de te lire sur le sujet 🙂
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magnifique, laurence!……et tellement tristement d’actualité
merci pour ce partage et merci à camille pour cette photo très inspirante, effectivement
j’ai un sourire, aussi, puisque malyloup est une camille aussi 🙂
je t’embrasse!
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Merci à toi Malyloup-Camille 🙂
L’inspiration est parfois très étrange. Je n’avais pas réellement d’idées avant même de commencer à écrire. Mais je savais que la photo parlerait de bien des choses en posant mes yeux dessus…
Très bonne soirée. Je t’embrasse
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