Franchir le monde

On avait l’habitude de s’en approcher juste un peu, de soulever un pan de brouillard mais sans oser avancer davantage. Parce que aussi loin que remontaient les souvenirs anciens, nous ignorions ce qui pouvait se trouver de l’autre côté. Il était plus simple de frôler le monde, de glisser tout contre, voire de le caresser, cela demeurait accessible, prévisible, assez banal en somme.

Lucas était le moins téméraire ou le plus sage d’entre nous, c’est selon comment vous envisagez de voir le ciel. Bleu assombri par les nuages ou lumineux derrière les cumulus. Il disait, ce qui est caché doit rester caché, mais il ne pouvait s’empêcher de regarder au-delà. Je le voyais bien à ses yeux qui se plissaient sous l’attention, à cette manie qu’il avait de rester de longs moments suspendu dans l’air du temps, à osciller doucement sur ses jambes, comme s’il hésitait au premier — ou au dernier pas — à faire. Il passait du temps avec le temps, entremêlait les cycles, parfois même le jour et la nuit avec cette nonchalance rêveuse qu’on lui connaissait. Il était le seul à jongler avec les rires, il avait le don de savoir les faire ricocher loin, comme les cailloux plats qu’il lançait d’un geste sûr à la surface de l’eau. Mais ce qu’il savait le mieux appréhender c’était se hasarder à braver les larmes et la tristesse qui parfois liquéfiait l’univers. Il faut dire que nous avions de plus en plus de difficultés à ne pas sombrer dans l’instabilité de l’existence. Ça tanguait de plus en plus et nous étions de moins en moins perceptibles aux métamorphoses.

Autour de lui, nous nous agitions, nous nous lancions des défis — de ceux qui restent raisonnables et rassurants. On avançait jusqu’à la rupture du monde, là tout près, à un frôlement et parfois l’un de nous posait un doigt sur le voile de brume avec un frisson d’appréhension dissimulé sous la fanfaronnade. J’étais même allée jusqu’à placer ma main, bien à plat, les doigts écartés, sans trembler. Enfin ça c’était ce que je soutenais, mais à l’intérieur de moi, les frémissements m’agitaient comme le vent dans les branches. Je n’avais pas attendu longtemps avant de la retirer, parce que j’avais senti combien l’attraction risquait de me happer. L’imperceptible avait cet effet assez déstabilisant, comme si tout à coup nous ne maîtrisions plus ni l’espace, ni le temps. J’avais senti le regard de Lucas rivé sur moi. Un regard qui s’interrogeait et qui semblait en même temps le délivrer de la pesanteur. Je n’avais pas aimé ce regard. Il me racontait ce que je n’avais pas voulu voir. Le possible d’un ailleurs.

Aussi, ne fus-je pas tant étonnée lorsqu’un jour il partit sans se retourner, discrètement, mais sans infléchir le corps, encore moins la tête que je devinais haute, les yeux ouverts, curieux, insatiable, impatient, sans doute. Comment ne pas l’être alors que s’ouvraient d’autres chants, que ce monde jusqu’alors tenu loin dans le secret d’un ailleurs, devenait soudain tangible. Il avait assurément franchi l’univers sans un retour vers des regrets quelconques et j’étais restée là, à l’ombre de notre terre, à effleurer des doigts le vaste manteau hivernal qui nous tombait dessus. L’opacité se mêlait à la blancheur, je sentais vibrer la vie, comme une pulsation forte. Si bien qu’à un moment ce fut ma main qui se posa sur le voile de brume et malgré mon geste hésitant je la laissais là un temps variable, comme dans l’attente. Et oui, je mourais de peur, et oui, mon cœur battait fort, mes mains étaient moites et ma gorge sèche. J’inspirai un grand coup. Ensuite, je franchis à mon tour l’invisible, je franchis le monde.

 Pour terminer l’année c’est Anna Coquelicot qui accueille l’agenda ironique de décembre avec « les mondes invisibles » Un thème sur lequel les mots ont glissé aisément.

24 réflexions sur “Franchir le monde

  1. Quand j’entends « il est parti sans se retourner  » cela me fait toujours un peu froid dans le dos … Une tristesse, une appréhension et aussi une certaine admiration pour ce courage ou cette inconscience
    🙂
    Très beau texte Laurence

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  2. Je me suis senti sur un fil tout du long, jonglant entre tes inspirations d’expressions et l’impalpable dont ils semblent faire leur quotidien, peut être pour se sentir plus vivants, peut être juste par bravade insouciante…
    Je relirai encore car ce texte est truffé de doubles-lectures et n’en perd cependant sa légèreté de lecture !! Bravi bravo à toi, Laurence !!!

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  3. je suis super d’accord avec les commentaires précédents! la relation d’intimité entre tes peintures et tes mots me plaît infiniment car la dimension de l’une et de l’autre forme d’art en est décuplée 🙂
    le brouillard m’est familier et bien que je le redoute (de nuit, en voiture….car ça m’a valu de percuter, l’an dernier, une troupe de sangliers…) je ne peux m’empêcher d’être ‘attirée’, voire fascinée par son aura sur le monde, sur ‘les mondes’……
    voilà pourquoi je suis d’autant plus touchée par ton approche, ta *vision* 🙂

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    1. Ah Malyloup, toujours attentive aux perceptions ! 🙂 Le brouillard c’est effectivement fascinant, à plus d’un titre. Il y a matière à de nombreuses histoires… même si la tienne est sans doute assez traumatisante avec tes sangliers 😦 !
      Bisous !

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    1. C’est un texte où les interprétations peuvent être multiples et sans doute propres à chacun. Mais oui, on peut l’apparenter à une renaissance… il y a de ça dans mes mots 🙂 Merci beaucoup almanito !

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    1. Oui, l’analogie est pertinente, Anna ! Hier lors d’une séance dédicace de mon roman je disais justement à un lecteur que la peinture et l’écriture étaient intimement liées… et quelquefois oui, l’évidence est plus aisée. Merci de l’appréciation !

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