2 avril
Ça m’aura pris un peu de temps. Il y avait toujours un truc qui ne convenait pas. Trop grand, trop imposant, trop cher, trop cliquant. Mais c’était aussi l’hésitation qui me retenait. L’embarcation ne paye pas de mine, des couleurs passées, fanées, un bleu délavé, un blanc craquelé. Néanmoins la coque est solide, le pont patiné par les années et les climats traversés. J’ai pensé qu’elle m’attendait. Il y a, à la proue, ce visage éthéré qui respire la quiétude, le corps fluide sous le drapé de la robe et cette petite note farouche qui émane de l’ensemble.
J’ai écouté le clapotis des vagues sur la coque qui chante l’amplitude des pays lointains et ce que j’ai entendu me raconte les vastes horizons, des variations possibles, une trêve peut-être accessible.
5 avril
J’ai trainé sur le port pendant quelques jours. Il pleut. Des giboulées échappées de mars. J’erre dans les troquets, j’y abandonne quelques pintes vides dans l’ombre des alcôves. Je suis dans l’attente d’un équipage. Deux marins se sont présentés — deux frères aux similitudes surprenantes — natifs d’une île lointaine qui ont roulé leur bosse sur toutes sortes de rafiots. Taciturnes, le visage buriné par les embruns et le soleil. Ils ont eu vent de mon prochain départ et semblent tentés par l’aventure. Ils n’ont pas posé de questions, ils disent qu’il est temps de partir pour eux et ça me suffit. Pour moi aussi il est temps.
09 avril
Nous quittons le port à l’aube. Les lampes-tempêtes se balancent sur le pont. Des éclats de lumières atténuées par la légère brume matinale.
Dans les eaux troubles d’avril, j’ai vu le port, le quai, les entrepôts, les bâtisses de la ville s’éloigner au fil du courant et du vent. Il y a longtemps que je n’aperçois plus notre maison. Bientôt ne demeure que l’étendue d’eau. À perte de vue. Peut-on se perdre lorsqu’on est déjà perdu ?
Daniel et Vincent sifflent un air de ritournelle qui parle de départ. Je n’ai rien dit sur l’itinéraire. Droit devant, là où l’horizon nous porte.
11 avril
Je respire l’air du grand large. Le vent est fort. Le soleil se montre timide, les nuages denses. Parfois des bourrasques soulèvent les vagues et nous tanguons au rythme de la mer. L’exactitude avec laquelle les deux frères manient les voiles et la synchronisation de leurs gestes ont quelque chose de reposant. Dans la nuit, la lune contemple son reflet et, au-delà, le noir est d’encre. Vincent a ouvert une bouteille du rhum. La dernière bouteille de chez eux. Il est tant que l’on y retourne, dit-il d’un air nostalgique. Je bois lentement. La chaleur du liquide ambré se propage dans mon corps, le réchauffe un instant. La sensation est éphémère, comme à chaque heure du jour ou de la nuit. C’est ainsi maintenant.
15 avril
Nous venons d’essuyer une tempête qui a déchiré la grand-voile. Le calme qui suit la violence que nous venons de subir — les vagues, immenses, frappant le pont, le vent hurlant mêlé de pluie, cinglant, le froid humide et pénétrant— me perturbe. J’ai la sensation d’avoir raté un rendez-vous. De ceux dont on ne revient pas.
En fin de journée le soleil réchauffe nos corps, nous sommes épuisés mais les réparations n’attendent pas. La nuit, le sommeil me tombe dessus pendant un moment et aucune pensée ne vient distraire mon repos. Un instant éphémère bienvenu.
16 avril
Le temps se maintient au beau, nous adoptons un rythme de croisière. Nous croisons des dauphins qui nous suivent un long moment. Je me surprends à apprécier leur compagnie. C’est un peu comme si j’acceptais l’idée d’une présence. Deux d’entre eux s’approchent comme s’ils désiraient me dire quelque chose et cela amène un sourire sur mon visage. Pourtant quand ils filent au loin je pousse un soupir de soulagement. La solitude m’enveloppe comme une seconde peau.
17 avril
Vincent m’autorise à le dessiner.
Je vois bien que mon attitude intrigue un peu les deux frères. Nous faisons escale sur l’île des transitions mais je ne mets pas pied à terre. Les femmes ne vont pas t’attendre, disent-ils avec un sourire égrillard. Mais rien ici ne m’attire. J’attends le bout du monde, ce moment où, — je l’espère, je l’attends — plus rien ne m’atteindra.
18 avril
Le soleil est déjà haut et les deux frères ne sont toujours pas rentrer. L’impatience me gagne. J’ai soif de reprendre la course du vent, de laisser les embruns et le sel creuser mes traits. Qu’ils chassent enfin ceux de ton absence. Je veux retrouver la latitude que seule la mer me procure. Le reste du temps je me sens prisonnier de tout ce qui n’existe plus.
19 avril
L’infinitude me rassure. J’éprouve un besoin grandissant de ne plus me heurter à qui que ce soit, à quoi que ce soit. Demain nous faisons escale sur l’île des marins perdus. Daniel affirme qu’elle est hantée par tous les naufragés du monde. Malgré la crainte superstitieuse qui anime les deux frères j’ai décidé de m’y arrêter. Je descendrai, me mêlerai à la population. Mais il n’y a personne sur cette foutue île, marmonnent-ils. Eh bien tant mieux, je réponds.
20 avril On aurait dû l’appeler l’île aux oiseaux. Une multitude de volatiles y séjourne et frappe le silence auquel j’aspire. J’arpente la plage, trouve au détour d’une anse, des roches où escalader. Je domine l’île à présent. L’océan et le sable blanc aussi. Le bateau me paraît minuscule, je devine les marins sur le pont. Le vent se lève. Je regarde le ballet des oiseaux qui volent dans les courants ascendants. Je me penche un peu. Mon regard happe le vide un long moment. Puis je me détourne et marche longtemps. Jusqu’à la nuit.
21 avril
La sollicitude de mon équipage devient pesante mais je la comprends. Et je me suis attaché à ces deux types plus que je ne le montre. De plus en plus souvent ils sifflent des airs de chez eux et dans leurs voix leur accent devient plus prononcé. Si le vent se maintient, d’ici deux jours nous devrions voir les contours de leur île.
Tu devrais rester quelques temps. Tu vas aimer les gens d’ici, dit Daniel. Et après un silence, Vincent ajoute un sourire dans sa voix : Tu aimes déjà notre rhum.
23 avril
Je n’ai pas encore trouvé de trêve accessible, sans doute est-ce trop tôt. Je vis en bordure de l’existence. Elle reste comme un battement qui prend fin à chaque fois que j’ouvre les yeux et pareillement lorsque je les ferme. Le souffle qui me manque. L’abîme si grand.
Toutes les terres du monde n’y changeront rien, mon inaptitude à vivre sans toi est une présence des plus tenaces. Où que se porte mon regard tu n’es plus là.
En avril, c’est Martine qui accueille l’agenda ironique pour une expédition aquatique. Pour les détails de la virée c’est par ici.
Je découvre tes aquarelles après tes mots …nostalgiques et émouvant
j’ai beaucoup aimé aussi le passage » Je vis en bordure de l’existence. Elle reste comme un battement qui prend fin à chaque fois que j’ouvre les yeux et pareillement lorsque je les ferme. Le souffle qui me manque. L’abîme si grand. »
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Sublime ! Les mots coulent com’ l’eau sortant de la plus belle roche, c’est désenchanté dans le ton et pourtant tellement vivant dans l’âme ! J’ai accompagné cette course sans but sinon l’oubli avec une délectation totale !! Bravo, Laurence, tu as mon vote !
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Touchée… Que de compliments ! Merci beaucoup, beaucoup, pour ton enthousiasme sur ce texte. C’est très agréable à lire 🙂
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Superbe balade à travers les mots et tes dessins. J’aime particulièrement le « 19 avril » celui avec les dauphins car il y a deux 19 avril.
J’aime ce jour car j’ai connu ce jour moi aussi. Ce n’était pas des dauphins, mais c’est à partir de ce jour que j’ai su voir à nouveau malgré le sentiment de solitude du moment.
Un sourire qui se dessine sur les lèvres c’est comme une ile en plein océan, comme un refuge au milieu de nulle part.
Belle journée à toi et merci
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Ah, bah voilà que les jours n’en font qu’à leur tête maintenant… où plus vraisemblablement c’est ma tête qui compte n’importe comment 🙂
Merci Val, merci beaucoup pour ton témoignage sur ce jour. (pour le coup qui passe au 16). « un refuge au milieu de nulle part », tu résumes parfaitement le ressenti de mon personnage.
Ravie que tu aies apprécié la balade de mes mots.
Belle journée également, au-delà des nuages.
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Carnet de bord désenchanté, comme je comprends, et j’embarque la même eau dans mes seaux d’écope !
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J’ai voyagé avec ce marin au coeur blessé. Le 23 avril est particulièrement beau, cette phrase notamment: « Je vis en bordure de l’existence. «
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Merci beaucoup d’avoir apprécié le voyage en dépit de sa forme, plus mélancolique qu’ironique. 🙂
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les dessins sont de toi, laurence? je trouve qu’ils s’accordent merveilleusement bien à tes mots et je tenais à le dire car c’est un plusssss tellement vivant 🙂
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Oui, j’ai repris l’aquarelle pour quelques croquis, sauf pour celui de la proue que j’ai travaillé au crayon de couleur. J’ai un peu perdu la main, ça fait tellement longtemps que je ne fais plus de peintures réalistes mais le moment était plutôt sympa. Merci beaucoup pour l’appréciation, Malyloup 🙂
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je pose un petit caillou pour revenir lire quand j’aurais fini mon propre voyage.
🙂
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Ah, mon petit caillou est bien là ! merci Laurence pour ce voyage un brin mélancolique mais ni triste ni résigné 😉
et puis le rhum est une bonne médecine 🙂
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Merci Carnets ! C’est vrai, en dépit de l’absence, la vie continue !
Ah, le rhum ! Amateur ? 🙂
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Ce texte est beau. Il est doux. Il est beau et doux. Il est tendre aussi.
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Merci beaucoup Alphonsine ! 🙂
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