Sur la photo elle a vingt ans. Une vie à peine ébauchée et déjà un passé manifeste. Le visage lisse, le corps caché sous des vêtements trop grands. Elle flotte en dedans, elle flotte en dehors. Tout est grand à ce moment-là. Les gens et l’indifférence. Elle, petite. Petite chose sans appuis. L’existence l’absorbe sans consistance, le cœur bat mal. Déjà usé ?
Sur la photo elle a trente ans. Des enfants, un homme dans sa vie. Une existence qu’elle dessine avec précaution. Fragilité des êtres, faiblesse des peut-être. Elle sourit un peu. Elle puise la force dans les gens qui l’aiment. Elle se tient droite, le regard présent et lointain tout à la fois. Elle flotte encore de temps à autre, rien ne semble pouvoir l’enraciner quelque part.
Sur la photo elle a quarante ans. Des enfants qui grandissent et toujours l‘homme dans sa vie. Le visage laisse apparaitre quelques signes du temps. Tu es si jolie, lui dit son mari. Elle ne se regarde pas souvent. Elle ne se connait pas vraiment. Elle se réveille certaines nuits et écoute son cœur qui bat en alternance. C’est sans doute lui qui la réveille, se dit-elle. Une fréquence qui parfois répète des souvenirs enfouis, ceux dont elle ne sait pas exprimer la douleur. Rien à faire. La vie avance et elle en reste éloignée. Trop de souffrance. Trop de silence.
Sur la photo elle a cinquante ans. À présent le temps marque sensiblement son visage. Elle dort peu mais l’homme à côté d’elle réchauffe toujours les nuits. Il devine qu’elle s’éloigne imperceptiblement et l’impression se renforce avec les années. Elle n’en a pas réellement conscience. Elle se drape d’inexistence, se cache dans les blessures indélébiles. Elle s’efface. Il y a des choses qui restent impossibles à dire.
Sur la photo, elle a soixante ans. Des petits-enfants à présent. L’empreinte des années sur son corps. Le visage est fatigué. On peut y lire bien des choses qui racontent sa vie et d’autres dont pas même elle est capable de formuler. Elle reste en bordure d’elle-même mais de temps à autre des soubresauts d’accalmie percent les jours. L’homme fidèle la contemple avec les mêmes sentiments de sa jeunesse, l’ancre malgré tout quelque part.
Sur la photo elle a soixante-dix ans. Ses lèvres sourient, ses yeux aussi. Il y a dans le regard — encore fragile —, un apaisement perceptible. Il aura fallu presque une vie pour libérer le cœur qui battait mal et toute la patience et l’importance de l’homme qui l’aime.
Dans l’existence il existe des suspensions, des trêves, reflets de patience. Il faut parfois toute une vie pour lâcher la douleur et parfois il en faudrait d’autres parce que celle-ci ne suffit pas. Dans les possibles il y a toutefois l’espérance. Un souffle d’air, un courant de probabilité, une pause. Au temps de temps que nécessaire.
L.Délis©
Oh ! Quelle émotion que provoque ce texte simple et éloquent !
J'aimeAimé par 1 personne
Merci beaucoup Aldor.
J'aimeJ'aime
vivement 70 ans…. dans six mois !!!!!!!!!!!
J'aimeAimé par 1 personne
Veinard ! 😉
J'aimeAimé par 1 personne
En voilà un photomaton aux couleurs douces-amères. Pas besoin d’appareil sophistiqué pour tirer des portraits très réussis.
J'aimeAimé par 1 personne
Waouh ! Avec un com comme le tien, le ciel gris s’illumine 🙂 Merci d’être passé par ici Léon, ça fait plaisir.
J'aimeJ'aime
Tout Beau, tout tendre. Merci !
J'aimeAimé par 2 personnes
Plein de tendresse et de sensibilite, merci Laurence 🙂
J'aimeAimé par 3 personnes
Merci à toi, Sylvie 🙂
J'aimeAimé par 1 personne
six photos seulement, une vie complète – voire deux, trois vies en comptant celle, friligranée, de son homme et celles qu’on ne saura pas d’elle….
il faut du temps pour faire une vie.
J'aimeAimé par 1 personne
L’album recèle bien d’autres photos… il y aurait encore beaucoup à écrire.
Merci Carnets 🙂
J'aimeAimé par 1 personne