Complice d’histoires

Lorsque ton choix s’est porté sur moi, que tu m’as pris dans ta main, soupesé, manié avec fermeté et non moins une certaine douceur j’ai su que ma vie prenait enfin son envol. Habillé tout de noir la sobriété et la ligne de ma physionomie t’a de suite séduite. Chez toi j’ai été surpris du nombre de mes semblables posés ça et là, innombrables choses immobiles, oubliées peut-être ? J’ai compris combien tu espérais de moi, ça m’a fichu un peu la trouille. Allais-je être à la hauteur de tes ambitions ?

Comme mes condisciples tu as tendance à me poser n’importe où et ensuite à pester de ne pas me retrouver illico presto. Franchement si tu ne semais pas le désordre partout tu ne passerais pas un temps fou à me chercher. Lorsque tu te saisis de moi avec une certaine frénésie, véloce dans l’inspiration soudaine, je sais que les heures suivantes vont être particulièrement vivantes. Tes doigts s’accrochent avec force et autorité sur ma sombre ligne droite, tu te redresses, je remarque ta fébrilité, ton empressement dans chaque geste qui te lie à moi. Tu es souvent impétueux, passionné, sans doute trop orgueilleux. Je devine tes pensées dans les pleins et les déliés aux arrondis approximatifs que tu couches sur ton bloc de papier. Ton exubérance n’est plus à prouver. Quelquefois tu débordes dans la marge, ripes, ratures, corriges les mots que tu déposes sur la blancheur des pages. Et puis soudain tu stoppes tout, mordilles mon capuchon dans l’attente de l’inspiration, me pivotes entre tes doigts, temporises le temps par de légères percussions renouvelées. J’oscille un peu, étourdi un moment avant que tu ne retrouves le souffle créateur des mots déposés. Il est facile d’imaginer combien tu te laisses emporter par l’idée de tenir l’histoire qui marquera la prochaine décennie et pourquoi pas le prochain siècle, tant qu’à faire, ne soyons pas pingre. Tu passes de l’enthousiasme au doute avec la même ampleur. Et si l’imagination te fait défaut tu me rejettes avec éclats, tu m’accuses de tous les maux, de ton manque  d’éloquence, des redondances intempestives, de la lourdeur des phrases. La liste est longue.  Autant le dire : il faut garder le moral pour deux.

Ainsi s’écoulent les sombres clartés des jours et la satisfaction de te voir parfois confiant m’entraîne vers des pensées un peu folles, je songe à ces virtuoses qui éblouissent les foules, aux histoires dont on se souviendra longtemps, qui marque le temps et la mémoire. Je songe, moi aussi, à la gloire à venir.

En juin pour l’agenda ironique nous sommes chez Les narines de crayons  avec objets objectifs, un thème qui raconte beaucoup. 🙂

Pour les détails des consignes (pas franchement respectées pour ma part) c’est par ici

20 réflexions sur “Complice d’histoires

  1. J’aime ce stylo à la courbure noire qui se montre si attentif à son compagnon de misère ! Les manies de l’écrivain en panne d’inspiration sont fort bien décrites. Ce stylo a bien de la chance d’être encore de service, la plupart de ses pareils ont été lâchement délaissés. Merci Laurence !

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  2. Magie du stylo complice ! On ne les remerciera jamais assez de nous avoir permis d’accéder à une dimension plus large de nous-même.
    Et ce phénomène qui consiste à être kleptomanié facilement pour peu qu’il soit disposé à vue.
    Une vraie mine de trésors.

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    1. J’en ai des dizaines, sans parler des feutres (j’aime bien écrire au feutre aussi) et des crayons de couleur bien sûr pour dessiner. Ils se baladent partout dans la maison… j’aime écouter le murmure des objets, ils sont une source inépuisable d’histoires 🙂 Merci malyloup. Belle soirée à toi.

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