Dans un élan, j’ai franchi la barrière

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© Brodie Vissers

Sous la brume, derrière la colline, l’aube pointait déjà. J’ai regardé l’heure, puis me suis levé. J’aurais déjà dû être parti. Tu dormais encore et j’ai pris quelques secondes pour te regarder, assoupi dans le lit, les draps mêlés à ton corps détendu. J’ai fermé les yeux et respiré lentement, comme pour asseoir le temps, me laisser aller à t’aimer dans la saveur des souvenirs de la nuit passée. Chaque matin je te quitte au petit jour. Chaque matin je dois oublier de t’aimer.

Au village j’ai croisé Sylvie. Elle ouvrait la devanture de la boulangerie, les parfums du pain, odorants, emplissaient l’air, ses cheveux et sa peau.  — J’ai le souvenir de ses bras qui me retenaient, même lorsque je ne pensais qu’à toi. Je l’ai salué et elle m’a souri. Tu sens toujours bon, j’ai dit. Charmeur, a-t-elle répliqué dans un éclat de rire. Et puis elle a ajouté, d’où viens-tu de si bon matin, et j’ai dit très vite, de nulle part. Ce n’était pas très malin, je le reconnais, d’autant que je lorgnais vers la ferme que je venais de quitter. Dans le village, près de dix-huit mois après ton installation on l’appelait encore « la ferme du petit nouveau ». De l’autre côté du près, les moutons paissaient déjà. Je t’ai imaginé préparer ton café, le boire à petites gorgées. J’ai pensé que j’ignorais si tu l’aimais noir ou sucré et sur le moment, cette idée m’a paru insupportable. J’entendais Sylvie me parler, elle disait, le nouveau, tu le connais un peu toi, à ton avis pourquoi il n’a pas de femme, elle cherchait à nourrir sa curiosité, ses questions glissaient pourtant, sans importance. Allez savoir pourquoi un jour, rien n’arrête la confiance. Elle prenait forme dans les battements de mon cœur, elle grandissait en moi, avec assurance. Allez savoir pourquoi un jour, ceux qu’on aime prennent enfin la place qu’ils méritent. J’ai regardé Sylvie, j’ai dit, excuse-moi, puis je me suis détourné. J’ai marché d’un bon pas dans la rue centrale, puis j’ai bifurqué vers les champs. Sans me retourner je pouvais deviner le poids du regard de Sylvie, peut-être même celui des premiers villageois. Qu’ils devisent et médisent, je n’avais que faire de leur jugement. Je me suis mis à courir. L’aube et la brume matinale s’étaient toutes deux repliées dans le jour. Le soleil éclairait l’automne. J’ai couru ainsi jusqu’à chez toi et, dans un élan, j’ai franchi la barrière en sautant par-dessus, comme une frontière à jamais abolie, comme si par ce mouvement j’influençais le cours des choses. Et que, quoi qu’il arrive, à présent, je n’en avais plus peur.

 

Ce texte a été mis en forme en réponse à l’atelier d’écriture 298 de Bric à book

28 réflexions sur “Dans un élan, j’ai franchi la barrière

  1. Il a le courage de sauter le pas, sauter la barrière, et oser prendre une décision, son coeur et son amour l’y poussent, cet écrit est bien mené, il me fait penser au film que j’ai vu hier soir, « loin du paradis » réalisé par Todd Haynes et sorti en 2002 formidablement interprété par Julianne Moore, l’histoire de plusieurs amours brisés pour différentes raisons, dans les années 50, américaines.

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  2. J’aime beaucoup cette façon d’aborder le sujet de l’homosexualité. C’est triste certes, mais j’ai ressenti tellement d’amour dans ce texte, que cela m’a confortée dans ma certitude que l’amour est toujours le plus fort. Des barrières il y en a encore, mais moins qu’il y a 30 ou 40 ans, et comme le montre la chute de ton texte, ces barrières peuvent être franchies !

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    1. Merci Josplume. Oui, c’est vrai et l’amour peut beaucoup…, mes textes tendent souvent vers des touches positives, il n’empêche des hommes, des femmes souffrent de ne pas pouvoir vivre leur couple, leur sexualité comme ils le souhaiteraient… dans certains pays on condamne, on juge le droit d’aimer de façon intolérable… Il y a encore beaucoup à faire, à dire…

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  3. ce midi avec notre fille, nous évoquions ses projets avec son amoureuse………ainsi que le regard de la famille, de leurs ami(e)s, les émotions suscitées par leur couple…..il y aurait tant à dire et cependant j’aimerais qu’il n’y ait rien à dire….que l’Amour 🙂

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  4. Bravo pour ce texte. Quelle tristesse de ne pouvoir,aujourd’hui encore, aimer librement et d’être obligés de se cacher pour s’aimer sans être jugé. Bravo pour ce saut libérateur qui demande beaucoup decourage.

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  5. Un superbe texte qui nous plonge dans ce que la société fait subir à certaines personnes pour telle ou telle raison. La société et ses barrières.
    Il est anormal qu’il nous faille franchir des barrières plutôt que de simplement avancer dans la vie librement.
    Très beau texte.
    Là, j’ai apprécié la prise de conscience de l’importance de l’orthographe! J’ai relu ton premier paragraphe avant même de l’avoir fini pour savoir et oui, car je fais confiance à ton orthographe, l’orthographe nous en apprenait énormément sur ce couple. Un détail, mais une importance capitale.
    Belle journée à toi Laurence.
    Val

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    1. Quelquefois je rêve… je rêve que les différences (quelles qu’elles soient) soient nos forces… Là en l’occurrence, l’homosexualité est encore trop souvent méjugé, la violence des propos de certains à l’égard d’hommes, de femmes me choquent profondément… la chasse aux sorcières n’est pas révolue… Il y a tant à dire…
      Merci de l’attention que tu as porté sur ce texte, Val.
      Belle journée, quelle qu’en soit la couleur 🙂

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  6. Il y a beaucoup d’émotions dans ce texte.
    La liberté, l’élan de la fin contraste avec cette phrase qui m’a bouleversé « Chaque matin je dois oublier de t’aimer ». Comme si franchir la barrière le libérait, les libérait. Qu’ils puissent s’aimer enfin…

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    1. Merci Marie. Oui, la photo m’a évoqué ce désir d’aller au delà de la peur du jugement des autres… Aimer ne devrait jamais être source de jugements…
      Tu parles de liberté, et ton propre texte reflète aussi très bien cette notion là. Un bel élan vers un nouveau souffle 🙂

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  7. Un beau texte, à l’heure où la liberté de choix est remise en question dans beaucoup de pays…
    J’ai aimé la tendresse de sa remarque sur le café: j’ignorais si tu l’aimais noir ou sucré et sur le moment, cette idée m’a paru insupportable.

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    1. Merci almanito, j’y pense souvent, pour ne pas dire tout le temps, j’essaie de comprendre pourquoi certains décident qui on devrait aimer, comprendre pourquoi la différence fait peur, moi ce qu’il me fait peur c’est la bêtise et elle se répand dangereusement, partout…

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      1. Si je peux comprendre les réflexes des premiers hommes, ceux d’aujourd’hui me déroutent et m’interrogent. Où se situer dans l’évolution humaine ? Encore tout en bas de l’échelle… On grimpe deux barreaux et on recule de trois…

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      2. Je ne sais pas, il doit rester des traces dans les cerveaux de chacun d’entre nous, qui se révèlent plus ou moins. L’espèce humaine est la seule capable d’actes barbares et pourtant les animaux ne sont pas plus évolués que nous… (quoique parfois, je me demande 🙂 )

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