On est toujours vivants !

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On a tiré au sort et c’est tombé sur moi. Alors je vous raconte. Pour le jour où on partira. Vous notez tout ? Vous ne censurez rien, j’ai votre parole, hein ?

Alors, voilà, on vit tous dans la maison de La dernière demeure, (plus mortel comme nom, tu meurs avant même d’y entrer.) La première fois, ça m’a bien fait marrer, après beaucoup moins, forcément. Ils ont beau jouer sur la décoration — reproduction de tableaux célèbres, murs blancs, moquette dans les couloirs —, ça n’en est pas moins lugubre. J’hésite à considérer le lieu comme l’antichambre du mouroir et le couloir de la mort. Les deux, mon capitaine, les deux, m’a dit Roger, avec un rire grinçant à réveiller les morts. C’est qu’on flirte avec la mort, nous les vieux, on la provoque, on l’apprivoise, c’est selon. On en rit souvent. On peut se le permettre. Donc, que je vous dise comment ça se passe un peu par ici.

La journée on a tous l’air de fantômes en sursis, des hommes et des femmes arrivés au bout de leur vie, (ça reste à prouver, tout de même), parqués ensemble comme du bétail prêt à aller à l’abattoir. On ne nous laisse plus décider de rien, ça hurle dans les tympans, ça nous parle comme si nous n’étions plus aptes à comprendre. Quel ramassis de conneries ! Moi, je vais vous dire, un jour la révolte va avoir lieu, on va ruer dans les brancards et les fauteuils roulants, prendre la poudre d’escampette avant de crever pour de bon. Et puis quoi, crever, on va y passer, alors qu’on nous laisse choisir comment. Jean, il dit qu’il prépare la grande évasion, il en parle comme d’une conspiration et comme garantie il veut prendre la directrice en otage. Les femmes ne sont pas d’accord. Elles misent sur le sous-directeur. (Plus sexy, qu’elles disent)

En attendant, c’est la nuit, quand tout dort (les fauteuils, les tables, les chaises, les couloirs, le personnel) qu’on vit vraiment. Bon on a dû forcer un peu la dose pour le personnel, faudrait pas qu’il se réveille trop tôt mais on a de quoi avec tous les médocs qu’on nous refile, alors on ne craint rien. Ah, ça, la nuit il s’en passe des trucs. Parce que franchement qui dort encore la nuit à nos âges ? C’est dingue que personne ne se soit pas rendu compte que nous jonglons avec le temps, (qu’est-ce qu’on a à perdre, hein ? ), on l’accommode à notre idée, quelques brins de folie pour l’user à notre guise. On n’a pas besoin de musique, la musique on l’a dans nos têtes, elles en sont remplies, de celles d’avant, celles qui nous faisaient vibrer à vingt ans dans les bals communaux. Non pas qu’on n’écoute pas celles des jeunes d’aujourd’hui, mais bon ça nous parle pas pareil. Forcément.

Jacques, c’est le roi de la débrouille. il a réussi à récupérer une caisse de champagne dans la remise (pour la venue du préfet) et chipé la marijuana de la directrice (sa réserve personnelle).  On danse. On danse, on titube un peu, (beaucoup pour certains), on se tient dans les bras, on s’enlace, on rit comme des gamins. L’alcool monte à la tête, on se partage les joints, les bonbons que nous ont refilé les mômes. (C’est plus facile de commercer avec eux, ils ne nous jugent jamais). On s’embrasse, on rit encore, on caresse le visage de l’autre, les mains et parfois oui, parfois, les corps aussi, on veut voir l’amour dans les yeux, les gestes tendres, les sourires et les rires, on veut voir l’amour qu’on ne voit plus ailleurs. On a tellement rêvé d’un autre monde… qu’on en rêve encore.

Bon, les lendemains sont souvent ardus, on se traîne, on n’est pas loin de ressembler aux légumes que s’obstine à nous faire bouffer le cuistot de la cantine. On demande à ce que les volets ne soient pas trop ouverts, on veut pas parler, pas manger, on veut juste qu’on nous foute la paix et récupérer pour la prochaine nuit. Parce qu’il y a qu’à ce moment-là, qu’on se sent encore vivant. Et ça ma p’tite dame, pas question d’y renoncer. Ça n’a pas de prix.

En mars, Jo et l’agenda ironique nous embarque en maison de retraire, où il se passe des trucs surréalistes et décalé, voire étranges.  Pour les détails c’est par ici

Dessin tiré de l’excellente BD Les vieux fourneaux de Paul Cauuet et Wilfrid Lupano

 

 

 

 

24 réflexions sur “On est toujours vivants !

  1. Que j’aime rire et sourire de tout.
    C’est une façon, même si on rit, de montrer l’importance de ce qui se cache derrière les rires, les sourires.
    Ton texte, excellent, me fait penser à un délire avec des copains un soir alors que nous écoutions une chanson de « la rue ketanou » (je crois).
    Des « ptits vieux » délirent d’une certaine façon dans une maison de retraite et ce soir là, nous avons ri en se disant que nous finirions tous ensemble dans la maison de retraite du coin pour nous éclater comme des fous et surtout pour « finir » ensemble, heureux, comme au bon vieux temps.
    Souhaitons à tous ceux qui sont dans ces « mouroirs » de trouver la clé pour s’en évader.
    Belle fin de journée à toi.

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    1. Ah ! Ah ! Oui, j’imagine bien que ça pouvait aider à passer le temps 🙂
      Merci de ce retour très vivant ! Et puisque j’en ai le « pouvoir » je me suis permis de rectifier les deux petites erreurs qui s’étaient glissées dans ton com 😉

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  2. Quoi? Le ton enlevé, détaché, naïf, ce subterfuge des sensibles, blessés et autres brûlés de la vie emporte toute remarque désobligeante au fin fond des trous noirs du cosmos et disparaît. Ceux-là, le cœur aux quatre vents savent. Les autres ronchonnent du groin. C’est la vie et rien n’y fait. J’en ai vu, la nuit, sortir de leur chambre mouroir pour aller jusqu’au parc entourant ce chenil et nourrir les lapins de leur enfance paysanne. fuir, de toutes les manières, il ne leur reste que ça . Je suis donc touché, doublement touché. Le fond si sensible et la forme , pleine de respect et d’espoir. Merci Lau 🙂

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  3. Voilà assurément un très beau texte où l’humour sert non seulement à faire passer un message on ne peut plus grave et inquiétant sur le sort de nos aînés, mais aussi, en partie, à former ce voeu que tout ne soit pas encore perdu, qu’il y ait toujours moyen de rendre la fin de vie plus digne de nos frères et soeurs en humanité. C’est peut-être naïf, mais j’aimerais tant que ce qui reste de l’ordre du rêve dans tes lignes à cause de toute l’inhumanité de notre époque, donc l’envie de se révolter ou de fumer un joint comme dans sa jeunesse, par exemple, cela puisse au moins redevenir réalité pour les anciens dans un avenir aussi proche que possible, que ma génération, elle au moins, sera mieux armée pour faire valoir son droit d’appartenir pleinement à la société jusqu’à son dernier souffle…
    Merci donc, chère Laurence, pour cette incitation à la réflexion si joliment formulée, bonne continuation et de grosses bises amicales ; et que l’espoir vive encore très, très longtemps ici-bas:-)

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  4. Bon jour,
    Une ambiance et aussi une révélation 🙂 Et je comprends mieux ce milieu et les effets …. les nuits agitées … un nouveau cap, une nouvelle vie 🙂
    Merci à vous pour ce texte tout en humour et ironie …:)
    Max-Louis

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  5. Ah c’est vivant, comme texte !
    Aucune censure dans un tel contexte ma brave dame !
    C’est la teuf-teuf de nuit qu’est bien la meilleure, je transmets à nos fidèles lecteurs pour que ça passe au tableau du bonheur au moment des votes et ajoute « bon pour accord de principe » comme on dit chez les « djeuns ».
    Merci Laurence.
    😀

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  6. Si seulement cela pouvait être vrai…
    Il y aurait bien des choses à dire sur ces dernières demeures où l’on chosifie les personnes et bien des choses à dire sur les familles qui pourraient (pas toutes, je sais bien) s’occuper de leurs anciens mais les laissent dans ces mouroirs comme on laisse le chien à la fourrière.

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    1. C’est un sujet sensible… j’ai lu ton texte « à l’accueil, Alice » et je n’ai pas pu y laisser un com parce que ça me renvoie à trop de trucs difficiles…
      Jouer la carte de l’humour sur le sujet, c’est un peu faire un pied de nez à ces situations dramatiques vécues de part et d’autres… mais oui, il y aurait beaucoup à dire…

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