Ceux qui restent

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C’est l’aube et l’air est déjà suffocant. Sans bruit, Sara s’extirpe de sa couche. Autour d’elle sont disposés une dizaine de lits de fortune où dorment des enfants. Tous abandonnés à leur sort. Comme elle et sans doute tous ceux qui restent. Au début, les nuits étaient entrecoupées de sanglots difficiles à contenir puis au fil du temps ils se sont atténués.

Sara caresse du regard les mômes endormis puis quitte le dortoir. Léo a monté la garde cette nuit encore. Si le jeune homme n’est pas bavard, sa présence la rassure. Depuis qu’ils se sont croisés sur la route des mois plus tôt, elle imagine l’avenir.

Il observe Sara qui s’avance. Sur son short elle porte une chemise jadis blanche, trop grande pour elle. Elle a coupé sa longue chevelure. Ses traits ont perdu la rondeur de l’enfance. On dirait un ange, pense Léo.

Chaque jour Sara sort de l’abbaye et longe la bâtisse. Par quel miracle a-t-elle résisté aux cataclysmes, c’est un mystère qui n’a pas eu le temps d’être évoqué. On prend ce qui se présente. Là, en l’occurrence, le lieu est vaste. La toiture a été à peine endommagée. La plupart des murs sont encore debout. Les cheminées fonctionnent. Et la rivière toute proche leur offre l’assurance d’avoir de l’eau.

Sara scrute l’horizon. Une palette d’ocres, d’orangés, de rosés, de dorés illuminent la terre. Des loups rodent dans la plaine. Sans repères il est difficile de savoir où s’arrête l’étendue de verdure devant ses yeux. Le paysage semble surnaturel. C’est familier et tout autant nouveau.

Elle s’autorise quelques minutes à penser à ce qui n’existe plus. Cela ne dure jamais longtemps. Face à tout ce qu’il faut abattre comme travail avant les premiers frimas, il n’y a guère le temps pour s’afficher d’une quelconque langueur. Trouver de quoi se nourrir, dénicher le moindre objet utile, engranger, engranger encore. Si les étés sont brûlants, les hivers sont glacials.

Ce soir Léo jouera du violon. C’est une heure où les gamins cessent leurs chamailleries, où l’écoute est grande. La musique rassemble. La musique console. Avant les cataclysmes qui ont ravagé le monde, le jeune homme détestait jouer devant les autres. Avant, il fermait ses yeux pour canaliser la formidable énergie qu’il partage à travers la musique. Maintenant il les garde grands ouverts. Il aimerait ne jamais cesser de jouer pour voir le visage enfin apaisé de Sara. C’est comme si tout à coup les jours de dur labeur et ceux qui frôlent l’inquiétude s’échappaient durablement.

Le soleil éclaire la vallée.  Le vent s’est levé et bouleverse la chevelure de Sara. Léo rejoint la jeune fille.  Bientôt les enfants vont s’éveiller. Le tumulte de la journée va débuter et éloigner les jeunes gens jusqu’au soir. Un brin de tilleul s’est posé dans les cheveux de Sara. Léo tend la main, saisit la feuille et, telle une offrande, la donne à Sara. Il frôle l’idée que ses doigts remplacent le vent.

D’un geste ample, Sara désigne le paysage.

– On a l’impression d’être arrivé au bout du monde, dit-elle.

A vos claviers #10 

Crédit photo : Pinterest

22 réflexions sur “Ceux qui restent

  1. Ce texte me touche par les sentiments qu’il porte, cette ambiance qui suit une catastrophe dans un pays qu’on devine déjà dévasté. La résilience de ces populations m’impressionne. Ils ont perdu presque tout et encore, ils sont capables de croire qu’ils ont l’essentiel. Écouter du violon. La photo est également magnifique. Tellement bien réussit Laurence, bravo!

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  2. Je lis des textes d’anticipation depuis longtemps et c’est ce qui me fait agir et réagir face à la vie car je ne peux pas faire comme si je ne savais pas….
    Tes mots et la photo me semblent être un avant-après très….salutaire
    Pour moi on est loin de Verlaine mais beaucoup plus proche de nous et pour *ça*, bravo Laurence 🖒
    Gros bisous

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    1. J’ai beaucoup lu Barjavel quand j’étais jeune ado. Je crois te l’avoir dit déjà quelque part, non ? Si c’est le cas tant pis, je le redis 🙂 C’est un auteur qui m’a marqué et je qualifierai l’ensemble de son œuvre de visionnaire. Il y en a d’autres bien entendu. je pense notamment à P.Bordage pour certains de ses romans… J’aimerai tellement que nous soyons plus nombreux à agir et réagir après de telles lectures, comme tu le dis. On a tout à portée de main pour changer le cours des choses et pourtant il est si difficile de faire ce pas…
      Merci Maly. Ton commentaire me fait du bien 🙂
      Bises e bon week-end

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      1. Je ne sais plus si tu m’as déjà parlé de Barjavel que pour ma part je n’ai pas lu mais dont je connais la renommée 😉
        En revanche j’ai lu et connais Pierre Bordage avec lequel j’ai échangé chaque mois de mai ces dix dernières années à Epinal aux Imaginales. Je lui ai d’ailleurs, comme à mon habitude (hihihi!), signalé quelques coquilles après lecture car ça arrive à tout le monde. C’est un homme avec lequel on a plaisir à échanger et qui se rend disponible pour son public (ce n’est pas le cas de tous les auteurs mais ceux de SF le sont particulièrement)
        Contente si mon commentaire t’a fait du bien. Merci et gros bisous, Laurence

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      2. Oh la chance ! Ma fille aînée m’a parlé de lui dans les mêmes termes que toi. Il y a quelques années elle m’a offert un de ses romans avec une jolie dédicace de sa part.
        Je viens de me rendre compte que le titre de mon texte est aussi l’un de ces romans jeunesse. Un emprunt peut-être pas si anodin que cela 🙂
        Bisous Maly !

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    1. Terrifiant ? Le mot me semble fort…
      Cela dit dans tous mes textes d’anticipation, il y a une part assez sombre… celle qui met en évidence l’avenir qui nous attend probablement si l’on ne se bouge pas. De grands auteurs l’on déjà écrit, sans doute mieux que moi 🙂
      Merci Estelle. Les mots étaient difficiles à placer après avoir lu le poème de Verlaine… mais j’ai évité le sujet de l’automne 😉

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  3. Je suis touchée car tes mots coïncides parfaitement avec mes pensées.
    Il y a quelques temps, pour la première fois, j’ai pensé à l’avenir lointain qu’aurait ma descendance. J’ai toujours souhaité en tant que maman, le bonheur de mes enfants. Souhaits de réussite sociale, de réussite affective, de bonne santé et de trouver l’équilibre qui apporte la sérénité.
    Je n’avais jamais pensé au bon climat, on bon environnement et à la bonne qualité d’une vie saine et nature, car pour moi ce détail était une évidence, mais aujourd’hui l’environnement, le climat devient la priorité.
    Sans un climat adéquat, aucun des premiers souhaits ne peuvent se réaliser.
    Ce qui, il y a quelques années ne semblait être que pure fiction, semble se rapprocher d’une triste réalité que l’on ne trouvait que dans les films ou livres.
    Je ne suis pas quelqu’un de pessimiste, bien au contraire.
    Je pense être lucide et c’est pourquoi, monte en moi, l’envie de mobiliser pour que le changement de route ait lieu, pour que texte ne soit qu’une fiction aussi beau et fort soit-il.
    La vie est comme une plume ballotée par le vent. Il est temps de souffler fort pour qu’elle aille dans la bonne direction.
    La photo est superbe. Je n’aurais jamais imaginé ces mots là pour l’accompagner. Toi, tu as su 🙂
    Belle soirée à toi.

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    1. C’est un constat terrible. Je discutais récemment avec l’une de mes filles et elle me disait que parmi ses amis certains n’envisagent pas d’avoir d’enfants à cause de tous ces changements climatiques qui s’accélèrent… Ils ont conscience que demain est fragile, qu’il y a beaucoup à faire et se sentent très démunis devant les choix des gouvernements de poursuivre des avancées qui détruisent plus qu’ils ne construisent l’avenir. Ce que nous allons laisser derrière nous est l’affaire de tous. Il nous appartient effectivement de nous mobiliser pour offrir aux générations suivantes un héritage digne.
      Merci infiniment Val. Tout ce que tu évoques me touche beaucoup.
      Belle soirée à toi aussi.

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    1. Le contraste est important. Il est le miroir de nos choix. J’y pense souvent en ce moment. Peu importe en définitive la cause de la catastrophe. Les conséquences sont toujours considérables et désastreuses où que l’on soit. C’est exactement cela, Alma… avec une petite touche d’espérance… le recommencement encore et toujours 🙂
      Merci !

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