un escarpin rouge

J’ai enfourché mon vélo avant que ma mère ne surgisse sur le seuil de la maison, et sa phrase « t’as fini tes devoirs ? » ne m’a atteint qu’une fois que j’ai été sur le chemin. Je roule vite, en zigzaguant entre les racines et les nids de poule. Je connais par cœur chaque vice du sentier qui descend vers le canal. C’est dimanche, un des derniers jours de septembre et il fait beau. Comment maman peut-elle m’imaginer assis devant mon bureau à faire mes devoirs alors que le soleil et l’air chaud se montrent si généreux ?

Antoine m’attend déjà devant le canal. Il arrive toujours avant moi parce que chez lui personne ne se préoccupe de ses devoirs. Non pas qu’il en ait besoin parce qu’Antoine il lui suffit d’écouter en cours pour retenir les leçons. Il ne s’en vante pas et moi, je me fiche qu’il soit plus vif que moi, qu’il lise déjà des livres complexes, je m’en fiche parce qu’on est tous différents et ça, j’ai pas besoin de bouquins pour le comprendre.

Antoine me salue d’une poignée de main. Il est déjà en maillot. T’es presque à l’heure, sourit-il. J’ai fait au mieux, je réponds en lorgnant vers la femme qui regarde l’écluse. Je n’aime pas quand il y a gens qui viennent par ici. À cette heure-ci ce lieu c’est un peu le nôtre. Je ne sais pas pourquoi je remarque les chaussures de la femme. Sans doute à cause de la couleur. Elle porte des escarpins rouges. Rouge comme le maillot d’Antoine. C’est qui ? je demande, contrarié. Aucune idée, dit Antoine et dès que j’abandonne mon short et mon tee-shirt sur le bord du quai, sa grande main se saisit de la mienne et il m’entraîne au-dessus du canal.

Antoine plonge et j’attends de l’apercevoir à nouveau à la surface de l’eau avant de plonger à mon tour. On crie à chaque saut, c’est comme si le monde était à nous et il y a cet instant fébrile où avant de chuter on est aussi libre que l’air. On saute à tour de rôle et puis le dernier saut on le fait ensemble, main dans la main. Antoine me regarde toujours au moment où on se trouve en suspension. Et son regard, son regard m’accompagne ensuite toute la nuit. C’est peut-être pour cela que je n’ai pas fait attention à ce qui se passait autour de nous. J’ai entendu Antoine, qui, à chaque ouverture de l’écluse, chantonne : « Tourne, tourne la manivelle et la chevillette cherra » comme un hommage à Charles Perrault qu’il affectionne et comme d’habitude on s’est penché pour voir les portes s’ouvrir et les remous que fait l’eau. C’est à ce moment que j’ai remarqué l’absence de la femme sur le quai. J’aurais aimé me dire qu’elle était partie pendant qu’on s’amusait à plonger. Mais comme un rappel à sa présence, sous nos yeux effarés, un escarpin rouge gravitait dans les remous.

Une photo, quelques mots. Bric à book 348 avec comme consigne supplémentaire un mot à placer obligatoirement dans le texte : « chevillette »

27 réflexions sur “un escarpin rouge

  1. Cette femme, je la revois gamine, s’amusant à une autre époque, comme les deux garçons. La vie n’offrant pas que des bonheurs, après quelques décennies on peut se retrouver dans un autre état d’esprit et on saute à l’eau pour d’autres raisons…

    Très beau texte, les images se succèdent dans nos têtes.

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    1. Stéphane, je te livre un petit secret (qui n’en est pas vraiment un) : la majorité de mes textes, (sauf la poésie), sont écris d’un point de vue masculin. Alors le ressenti dont tu parles, il est éprouvé par un ado et non par une ado. Cela dit, peu importe. Les sentiments présents sont universels 🙂
      Merci de ta lecture et de l’appréciation, ça me fait plaisir.
      Bon après-midi à toi

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  2. Désespoir et insouciance sobrement évoqués, comme une évidence dans ce texte poignant..
    Je ressens malgré moi de la colère envers cette pauvre femme, venue casser l’enfance par son geste, comme si elle avait voulu emporter avec elle cette merveilleuse insouciance.

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    1. Merci Laurence pour ta réponse au sujet du personnage qui est masculin! Je me rends compte qu’en lisant les autres commentaires, je ne perçois pas ce texte comme les autres! Almanito pourquoi le ressenti « d’une colère envers cette pauvre femme »? Suis-je passé à côté de l’essentiel de ce texte? Merci à vous deux si vous souhaitez m’éclairer ツ

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      1. Chacun son ressenti, Stéphane, je n’ai pas vu de jalousie entre les deux ados, au contraire une belle complicité et cette merveilleuse joie de vivre insouciante propre à l’enfance que la femme désespérée a cassée en se jetant dans les remous.
        Bonne journée 🙂

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      2. Stéphane, dans ce texte je fais état d’une foule de choses en peu de mots. Ton ressenti, renvoie sans doute à une phrase qui t’a plus particulièrement marqué et ta lecture n’est en rien faussée, elle exprime seulement un point de vue différent. 🙂 Merci pour l’intérêt que tu portes à mes écrits. ça me touche.

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