La porte

Soucieux de ne pas déranger les habitants, j’étais entré sans bruit dans la maison. Elle avait vieilli, les parements avaient perdu leur faste et elle portait nombre traces du temps qui passe. Avant d’en faire le tour, je voulais prendre le temps de me remémorer l’ambiance particulière dans laquelle nous avions baigné Jeanne et moi. On se retrouvait souvent les jours de pluie dans le large couloir qui menait au jardin et qui avait vu beaucoup de nos glissades finir en éclats de rire. Ce passage avait été un de nos terrains de jeu de prédilection et si je fermais les yeux, je pouvais encore entendre ces éclats emplis de gaité comme si la maison avait absorbé chacun d’entre eux. Bien sûr on ne s’approchait pas de la porte, Jeanne paniquait dès que je m’y aventurais trop près.

Le lieu sentait toujours les essences d’arbres, les feuillages et la terre humide. Les plantes avaient considérablement poussé depuis mon départ car il se formait comme un toit végétal au-dessus de ma tête. Je crois que cela aurait plu à Jeanne. Elle rêvait de voyages dans des contrés sauvages, dans la jungle africaine ou dans les forêts amazoniennes. Elle devenait guerrière, chasseuse, exploratrice, découvreuse de terre nouvelle et m’entraînait sans trop de mal dans ces voyages au long cours. Quelquefois, à sa demande, on s’asseyait côte à côte sur le carrelage froid et, le dos appuyé contre le mur, je lisais à voix haute un roman pioché au hasard dans la grande bibliothèque. Les livres jaunis par le temps et imprégnés d’humidité exhalaient le parfum de ces vieux objets figés dans le temps et j’associe toujours cette odeur à ces moments de lecture. Assoiffée d’aventure Jeanne se projetait dès les premières lignes dans ces récits de voyages. Elle me disait, « Tu verras, un jour, je partirais d’ici, je ferais le tour du monde et toi tu écriras mes mémoires ». Elle disait aussi, comme un avertissement « Ne cherche pas à ouvrir la porte qui mène au jardin, il faut préserver le mystère, refuser ce que l’on veut nous faire croire. Promets-le-moi, insistait-elle et j’acquiesçais d’un hochement de tête. J’étais prêt à beaucoup lui promettre pour ne pas voir l’inquiétude et la peine envahir ses traits.

Jeanne n’est plus là à présent, elle est partie dès que je lui ai annoncé que je quittais la région pour poursuivre mes études. Ce jour-là elle n’a pas flanché, elle ne s’est pas retournée. « Ne regarde pas », m’a-t-elle dit. Mais je ne l’ai pas écoutée. Je l’ai vue ouvrir la porte et franchir le seuil qui menait au jardin. Il y avait foule et une sorte de banquet avait été installé. J’entendais comme des rires et des voix lui souhaiter la bienvenue. Le soleil paraissait se refléter de partout. J’avais du mal à garder les yeux ouverts tant la lumière absorbait tout, même la silhouette de Jeanne perdait consistance. Elle disparaissait de ma vue même si je devinais encore sa présence. La porte s’est refermée. Je me suis alors détourné et j’ai poursuivi ma propre route.

Toutefois je n’oublie pas, et comme un souvenir que l’on chérit, je reviens chaque année à cette date anniversaire où elle a franchi la porte. Je ne sais pas si elle me voit, si elle sait qu’aujourd’hui elle hante les romans que j’écris. Je l’espère un peu. C’est une sorte d’hommage que je lui rends, en souvenir de tous ces jours partagés où elle m’apparaissait, esprit à l’aspect réel, auréolée de mystère.

Une photo, quelques mots. Bric à book 352 les autres textes à lire ICI

26 réflexions sur “La porte

  1. Tu nous embarques dans une atmosphère mystérieuse et toutefois très sereine Laurence. J’aime l’image de la porte, comme un passage, celui des âmes peut-être.
    La vie, la mort parfois se mêlent dans un étrange ballet.

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  2. Une belle description, des souvenirs qui remontent et surtout un départ dans la douceur. Jeanne est partie mais je ne suis pas triste pour elle car ce passage a eu l’air d’être « facile » et c’est elle qui a franchi la porte.
    La porte aurait pu être angoissante, avide de saisir ceux qui passaient devant elle. Là, j’y trouve une continuité, une sérénité.
    Je continue ma balade chez toi alors que la neige commence à tomber…

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    1. Jeanne franchit la porte quand elle est prêtre à la franchir. Elle a toute latitude pour le faire, et choisit de prendre tout le temps dont elle avait besoin. S’il y a bien une chose que l’on a quand on est mort, c’est le temps 🙂
      Merci Val.

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  3. Une superbe description de l’effet que peut avoir une vieille maison sur les souvenirs d’enfance surtout si ces souvenirs sont heureux et chargés d’images de bonheur.
    Tout y est : les couleurs, l’odeur des végétaux, les jeux et certains endroits de la maison. On représente très bien l’auteur avec Jeanne, complice, lui lisant, et elle rêvant puis…
    il y a cette phrase qui annonce beaucoup pour qui est croyant : « Ne cherche pas à ouvrir la porte qui mène au jardin, il faut préserver le mystère, refuser ce que l’on veut nous faire croire. »
    On devine que Jeanne s’en est allée « ailleurs » et sans doute est-ce pour cette raison que l’autre personne a quitté cette maison pour partir vers la ville car plus rien ni personne ne la retenait dans cette demeure.
    Dans la seconde partie de cette histoire plane une sorte d’ambiance mystérieuse et on devine alors que Jeanne s’en est allée définitivement mais qu’elle est toujours bien présente.
    La description que tu donnes de son départ sous entend un départ définitif vers un autre monde où la lumière divine accueille les disparus et ceux qui sont déjà présents de l’autre côté laissent leur joie inonder l’ambiance ; une ambiance de sérénité dont les élus recouvrent Jeanne lorsqu’elle les rejoint.
    Une façon de parler de la mort sans en prononcer le mot et sans y apporter la touche tragique et funèbre que certains y mettraient.

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    1. La mort en soi n’est pas tragique, c’est un départ qui, après tout, fait partie de la vie et même si le vide que laisse ceux qui partent ne peut jamais être combler (et pour beaucoup, la douleur est difficilement gérable) c’est cette notion même de mortalité qui nous rend vivant, Merci Yann pour ta fine analyse sur ce texte.

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  4. La photo en noir et blanc de cette grande porte laisse supposer bien des choses, d’autant plus que la lumière provenant de l’autre côté intrigue… et à la fin de votre récit, l’intrigue est encore plus grande!

    J’imagine que nous sommes du côté de la Vie et pourtant, l’autre côté est plus lumineux. Serait-ce un espoir? Une croyance?

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    1. Le thème de la la vie après la vie est délicat… dans le cas présent je donne des pistes pour étayer mon propos, à savoir que Jeanne (esprit en errance volontaire), se décide enfin à franchir la porte qui mène de l’autre côté parce que le narrateur va quitter la ville. Plus personne ne la rattache au lieu où elle vit…
      Alors oui, l’autre côté est lumineux (la photo y est pour beaucoup, on y devine des gens, de la vie), même à travers le thème de la mort que j’évoque…
      Après libre à chacun d’y voir ce qu’il souhaite. 🙂
      Merci GL

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