Ce matin Anna est entrée dans ma chambre et s’est hissée sur mon lit. Tu dors ? a-t-elle dit sans discrétion et comme je ne réponds rien elle répète tel un perroquet, Louis, tu dors ? tu dors ? tu dors ? Je récupère mon téléphone sous mon lit, jette un œil sur l’écran. On est samedi et il n’est pas huit heures. Anna se blottit contre moi, elle chuchote à présent, me raconte un rêve confus de robots et de licornes. Autant dire que ma grasse matinée est foutue.
Dans la cuisine, papa prépare le petit déjeuner, maman m’embrasse. Je dis que je vais faire un tour et ni l’un, ni l’autre ne proteste, ni ne me retient. Je longe le quai jusqu’au port. Le brouillard se dissipe, dévoilant, entre des nappes de vapeur au-dessus de l’eau, la mer agitée. La journée promet d’être belle. Ça fait trois ans que le ciel est particulièrement bleu ce jour-là, comme pour narguer les onze premières années où il a plu. Je me demande si toi aussi tu ne me nargues pas avec tous ces mystères que toi seul connais désormais. C’est comme un défi auquel je ne participe pas, un défi au ciel, à la terre, au temps figé.
Tu t’en doutes, je grandis. J’ai même pris douze centimètres au cours de l’été. Je me sens maladroit, mal à l’aise dans ce corps qui change, empli de questions et de pudeur que je ne peux pas partager avec toi. Quand je me regarde, c’est un peu toi que je vois. Ça sera sans doute toujours ainsi. Tu grandis à l’intérieur de moi, comme tous ces secrets qui nous liaient, ces fous-rires et tous les silences bruyants qu’on lisait dans les yeux de l’autre. On a souvent joué avec notre ressemblance, tous ces gènes qui formaient un tout. Il était si facile de cacher nos différences. A présent, j’extrapole. Je me demande si tes rêves et les miens se ressembleraient. Je me demande si tu aurais vu Marine comme je la vois. Enfin, ça je n’ai pas trop envie d’en parler. Un autre jour peut-être. Qu’est-ce que je peux te raconter alors ? Que depuis ton départ, le bateau est toujours bâché ? Oui, bon, ce n’est pas un scoop…
Je quitte le port, les souvenirs me suivent sans chagrin. C’est cela aussi vivre. Je pense à Anna, notre petite sœur qui grandit sans t’avoir connu, qui bouscule la tristesse par son rire et sa capacité à être dans le présent. Elle m’attend dans le jardin, revêtue de son déguisement de mariée et brandit un sabre laser, (le tien ? le mien ?) Peu importe, je lui ai donné les deux, elle est fière comme une guerrière des temps modernes. Elle dit qu’elle a aidé maman à mettre les bougies sur mon gâteau d’anniversaire, veut savoir si je la trouve jolie. T’es trop grand, dit-elle encore en levant sa tête vers moi. Je la hisse sur mes épaules. Pas vraiment grand, pas vraiment entier, je pense. Parce que depuis trois ans il n’y a qu’un seul gâteau, parce que c’est sans toi que je grandis, avec ce manque terrible qui m’habille, comme une seconde peau.
De la maison me parvient la voix de papa et le rire de maman. Je t’entends me dire que c’est bien. Je t’entends.
Les Plumes d’Asphodèle chez Emilie. Sur le thème VOILE, la récolte a été de quatorze mots : Anniversaire, mer, secret, marine, pudeur, cacher, bosco, perroquet, mystère, vapeur, mariée, brouillard, bleu, bâcher. J’ai détourné le mot « marine » et fait l’impasse sur « bosco »
Un texte superbe et chargé de sensibilité, un beau texte qui est un mélange d’amour, de tristesse et de souvenirs.
On devine dans ces mots le poids du manque et la complicité qui n’est plus présente entre ces deux frères.
Dans ces phrases, ressort une profonde envie de discuter avec celui qui n’est plus là. On ressent un besoin d’avoir une réponse et la forte envie de dialoguer avec ce frère disparu qui ne répond que dans l’imagination de celui qui souffre de cette absence.
Un frère qui se retrouve seul au final face à ce gâteau qu’il aurait tant aimé partager en d’autres temps. Un récit touchant et très émouvant qui ne peut laisser insensible.
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Merci Yann. Si par mes mots et mes histoires je réussis à toucher le lecteur, c’est pour moi un texte réussi 🙂
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Une sensibilité à fleur de peau. Un texte beau et fort qui me touche.
Un sujet auquel je pense souvent car mes filles sont jumelles et il m’arrive en tant que maman de me demander ce qu’elles feraient l’une sans l’autre.
Tu es douée car par les mots, par les couleurs, tu arrives à toucher ce qui est le plus caché en nous.
Je continue ma petite visite retardataire chez toi avec un bon café. C’est très agréable. Merci
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Merci beaucoup Val. Très touchée de tes mots et compliments ainsi que des confidences sur le sujet.
C’est aussi grâce à de tels retours que je continue à publier ici. Merci 🙂
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tiens? j’avais pourtant commenté hier? bizarre disparition 😉
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Ah, les mystères de WP !
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Admirable texte pour décrire une « solitude à deux ». L’insondable mystère des relations qui relient les jumeaux.
C’est sobre mais dense en émotion. J’adore !
Bon week-end.
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Merci Pixelie. ravie que tu aies apprécie ! 🙂
Belle soirée à toi.
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Un texte très émouvant. Bravo !
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Merci beaucoup !
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Un texte magnifique avec en filigrane cet autre, ce frère absent et à la fois si présent ! J’ai beaucoup aimé comme toujours, ta prose est délicate et parle directement à l’âme. Belle et douce soirée !
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Merci beaucoup Sandra. Très contente que tu aies apprécié ce récit.
Bonne soirée à toi aussi.
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J’ai les larmes aux yeux…
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Merci Emilie.
A très bientôt pour de nouvelles Plumes, ou pour l’agenda ironique de juin, si le coeur t’en dit 😉
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C’est toi qui l’animes ce mois ci?
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Oui ! 🙂
https://palettedexpressions.wordpress.com/2020/06/02/agenda-ironique-de-juin/
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Ça me plaît!
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j’ai failli passer de l’autre côté du miroir ! 😀
Eh oui, les petits grandissent et nous laissent quelquefois un peu désemparés. On a beau être passé par-là, il n’est pas facile de retrouver le passé intact.
Notre petit-fils Clément va avoir 12 ans et ce coronavirus va nous priver de vacances avec lui. Nous l’avions amené dans un camping en Catalogne alors qu’il venait de fêter ses 4 ans. Il s’y est fait tellement d’amis que nous avons été condamnés 😀 à y revenir tous les ans. Noa, la jolie petite catalane, même âge que lui, va être bien déçue. Et nous ? Je frétillais d’impatience de les voir évoluer cet été avec leurs douze années. Tant pis ! Nous verrons bien pour l’an prochain. Bisous
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C’est vrai, la situation actuelle nous éloigne de certains de nos proches… on apprend à vivre avec même si ce n’est pas toujours de gaieté de coeur
J’imagine que pour ton petit-fils Clément aussi ça va être des vacances bien différentes.
Bisous Mijo
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Merci pour ce texte sensible ou on imagine bien ce qui se passe dans sa tête et dans son corps, cette absence . J’aime aussi l’ambiance marine que tu décris;). Alan
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Merci Alan.
Je me doute bien que l’ambiance maritime te parle 😉
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Quel texte émouvant ! J’en ai la gorge serrée. Bravo !
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Merci beaucoup Lydia.
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Beau récit, on s’attache tout de suite à ce petit bonhomme qui doit désormais grandir tout seul. Une vie désormais très particulière pour lui, mais ce frère si semblable l’accompagnera toujours…
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Oui, c’est cela, une façon de réapprendre seul ce qu’il partageait avec son frère tout en gardant un lien fort… même si c’est dans l’invisible.
Merci Alma.
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