Elise

La caméra super 8 avait été un cadeau commun de la part de toute la famille. C’était souvent le cas avec les cadeaux qu’Elise et moi recevions. Un cadeau pour deux, comme si le fait d’être né le même jour justifiait une telle idée. Elise l’avait monopolisée pendant plusieurs semaines. Elle s’était créé une nouvelle identité, une profession – reporter de guerre – et les voisins et moi n’avions pas eu réellement le choix. On avait dû se résigner à être ennemis et à courir, sauter, se vautrer dans la boue pour coller au plus près des personnages. Elise avait de l’imagination à revendre mais ses scénarios laissaient à désirer. Il fallait toujours concevoir de nouveaux défis, explorer son inventivité aussi loin que possible. Cela ne durait guère cependant et j’avais appris à patienter, jusqu’au moment où, lassée de son rôle et du cadeau qui allait avec, elle l’abandonnait sans le moindre regret.

Une fois la caméra en main, elle devint une extension de mon bras, de mon regard, de ma vision du monde à travers celui de ma sœur. La première fois que je filmai Elise, elle chantait Banana-split dans le salon et se dandinait en tenue rose fuchsia comme Lio dans le clip qui passait à la télé. Elise aimait vivre vite, se saouler d’aventures de toutes sortes. Je la considérais, émerveillé par son appétit si grand. Elle aimait fort, et notre lien particulier se nourrissait de cette énergie. Ne t’arrête pas de filmer, Eliot, disait-elle, tu es notre mémoire.

Je filmais ainsi l’adolescence d’Elise. Elle apparaissait tantôt lumineuse, tantôt incertaine. La transformation de son corps, sa pudeur nouvelle. Sa vie d’adulte. La mélancolie qui surgissait sous les éclats de rire. Et sa fragilité me heurtait comme un rappel. Le bonheur ne pouvait être capturé. Je recueillais avec quelques avidités toutes les heures heureuses, comme pour prévenir les jours sombres et si elle mit des réserves sur les moments douloureux qui jalonnent toute vie, elle me laissa libre de filmer ses aléas. Son mariage, ses enfants, son divorce, son premier petit-fils. Elle était si fière d’être une jeune grand-mère, se moquait gentiment de ma lenteur à vivre. – Je n’ai rencontré ma femme Madeleine que dix ans après le mariage d’Elise. Ainsi, étape après étape, nos existences restèrent imbriquées l’une dans l’autre.

Aujourd’hui, je montre à Elise mon premier film restauré, celui où elle danse et chante sur Banana split et pendant un instant un sourire égaye son visage puis comme pour beaucoup de choses, elle s’en désintéresse rapidement. Elle est assise dans son fauteuil préféré. Son attention est portée vers la fenêtre de sa chambre, là où les arbres du parc se balancent doucement dans la brise. A un moment, elle se lève et j’oublie que je filme. Je la regarde, je murmure son prénom comme pour la ramener vers moi, mais elle s’éloigne déjà, le regard à nouveau figé vers la fenêtre. Où es-tu partie, Elise ?

La mémoire est une drôle de machine. Si fragile. Je filme Elise. Sa posture droite, l’expression de son visage à présent trop souvent perdu. Et je rêve.

Je rêve qu’elle se tourne vers moi, me reconnaisse, se souvienne de moi.

Les Plumes chez Emilie. Du thème NOSTALGIE, quatorze mots à placer : se souvenir, plus, famille, regret, heureux, madeleine, ainsi, aléa, apparaître, adolescence, résigné, rêver, restaurer, banana-split

Crédit photo Pinterest

28 réflexions sur “Elise

  1. « Je la regarde, je murmure son prénom comme pour la ramener vers moi, mais elle s’éloigne déjà, le regard à nouveau figé vers la fenêtre. »
    Un texte qui me touche particulièrement. Elle ne s’appelle pas Elise, mais elle regarde par la fenêtre et parfois, j’avoue ne pas savoir où elle est. Elle non plus d’ailleurs, ne sait pas trop où elle se retrouve parfois…

    Aimé par 2 personnes

    1. C’est souvent terrible à vivre, cette distance qui s’installe sans que l’on puisse mettre des mots dessus. Surtout lorsque ce sont des proches. On aimerait tant savoir les rejoindre, où qu’ils soient, même si comme tu le soulignes justement, ils ignorent aussi où ils se retrouvent.
      Merci pour ton retour fort touchant, Val
      Je t’embrasse.

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  2. Saisissant, ton texte, Laurence
    Saisissant et douloureux…

    Je suis désolée pour le double Élise sur mon blog…Je ne suis pas chez moi et je t’ai rajouté (comme je commente à l’instant) de mon téléphone.
    Je corrigerai dès que je retrouve un écran plus fiable.
    Bises

    Aimé par 1 personne

  3. caméra super 8 : les visages de nos enfants, bébés, enfants puis jeunes adolescents, pas de paroles mais des rires pleins les yeux et les bouches édentées, les boules de neige qui s’écrasent sans nous toucher. De beaux souvenirs que nous avons retrouvés il y a peu de temps et nous ont émus aux larmes, nous, les parents.
    merci pour cette belle histoire, Élise et Eliot, si différents et si indissociables.

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  4. Ce texte m’a beaucoup ému. Tu as écris des moments forts de l’existence avec des mots simples et touchants. Et puis, il y les tous premiers mots de ce texte qui parle d’un objet qui m’est cher et qui a accompagné ma vie : la caméra. Je suis un accroc de cet objet témoin. Je me souviens de ma première caméra et ce que tu écris me parle tellement : « Une fois la caméra en main, elle devint une extension de mon bras, de mon regard, de ma vision du monde ». J’ai un scénario important à finir et je veux faire ce film. Ta mémoire fait écho à la mienne. « La mémoire est une drôle de machine. Si fragile », écris-tu. Oui. Et filmer permet de garder en mémoire des beaux moments de vie, de l’existence qui disparaissent à jamais.
    Merci pour ce très beau texte qui me parle, oh combien!
    Je t’embrasse.

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    1. Merci Alan, je suis très touchée par ton retour. Tu as raison, la caméra est un témoin précieux face à la fragilité de notre mémoire. Je pense aussi qu’il relie d’une belle façon le temps qui passe…
      Merci encore ❤
      Je t'embrasse itou

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  5. La fin surprend bien sûr mais je me suis passionnée pour ces deux personnages, l’un extravagant et l’autre réfléchi et posé. C’est bien écrit comme toujours avec toi et ce fût un plaisir de lire ces lignes. Qui ne sont pas sans me rappeler des choses comme par exemple l’idée que la camera, prolongement du bras, est avant tout guidé par l’oeil de celui qui la tient. Merci Laurence

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  6. Quel paradoxe que cette caméra qui retient les images pour conserver Elise et Elise qui s’échappe encore une fois, insaisissable comme elle l’a toujours été…
    « Le bonheur ne pouvait être capturé » en effet, sauf peut-être par la mémoire de ce frère attentif.
    Beau texte très touchant, Laurence.

    Aimé par 1 personne

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