Tu avais choisi le restaurant parce que son nom sonnait comme une promesse gourmande et généreuse. Dans le froid de cette nuit d’hiver, les lumières du lieu nimbaient les vitrages de rose et d’ambre et offrait une certaine intimité. A peine devinait-on les gens à l’intérieur. Je me souviens avoir pensé que même l’éclairage public patinait les murs d’une couleur cuivrée comme celle de tes cheveux. Peut-être aurions-nous dû entrer comme prévu, nous assoir et commander le menu de ton choix. Nous aurions pu, c’est certain. Nous aurions sans aucun doute apprécié le charme du lieu et les plats proposés. Tu m’avais dit ne pas vouloir rentrer tard chez toi car tu devais partir tôt le lendemain et j’entendais dans la tonalité de ta voix bien d’autres choses que l’on n’osait pas se dire. Nous aurions pu entrer, dîner et repartir chacun chez soi. Mais l’audace m’a saisi avant même de franchir le seuil du restaurant. Un élan franc teinté de sentiments épicés. Oui, la confiance m’habillait comme une seconde peau. C’était bien davantage qu’une promesse gourmande, c’était la certitude d’années généreuses avec toi. Le goût sucré du présent renouvelé.
Tu dis que je suis un vieux sentimental et ma foi, c’est fort possible. Pourtant lorsque je me penche vers toi, que ma main plonge dans ta chevelure blanche à présent, ton sourire gourmand est le même que lorsque je t’ai embrassée ce soir-là.
On a franchi le seuil du squat sans rien dire et, comme pour marquer notre passage, nos godasses ont laissé des traces de boue mêlées de neige sur le plancher. Le premier jour de l’année traverse la fenêtre et emplit la pièce d’une lumière blanche perçante, presque immaculée. Comme avant, le salpêtre imprègne les murs et sous l’humidité le plafond s’écaille sans fin. A l’inverse, malgré l’absence et le silence, le lieu possède encore une présence écrasante. Il y a les voix et les rires, la musique, les bouteilles qui s’entrechoquent, le crack, la beuh. Anna qui danse avec Jérémie. Eloïse qui n’ose rien avant d’avoir trop bu, toi qui bats la mesure sur ton djembé et les autres, ceux de passage, ceux qui repartent alors que l’on reste tous les cinq, soudés comme les doigts de la main. Anna insistait sur cela, c’était nous contre le reste du monde. La famille que nous avions choisie. Un abri à l’intérieur d’un refuge. A l’image du squat, nous étions un peu fêlés, cassés, fragilisés par des vies dissolues dont on ne parlait pas. On ne refaisait pas le monde, non, on survivait et c’était déjà une victoire en soi. Une année de plus de franchie, disait Héloïse comme si l’idée d’avoir davantage n’était pas envisageable.
Je ne sais pas ce qui me pousse à revenir tous les ans. Toi, tu parles de pèlerinage à la con et je ne relève pas le ton légèrement moqueur que tu prends parce que tu m’accompagnes à chaque fois. Sur les murs tapissés de fleurs, j’entends ricocher le rire d’Eloïse, la voix grave de Jérémie, je retrouve ici le sourire d’Anna. Ne pleure pas, chuchotes-tu en chassant tes propres larmes de tes yeux.
A défaut de pierres tombales, à défaut de lieu où nous recueillir, il reste cet appart figé dans le temps, où, comme une blague foireuse, la banderole porte encore pour épitaphe « bonne année ».
comme les forces déséquilibrées des hommes
les hommes aux priorités douteuses
qui se tourmentent se mentent
pèsent sans complaisance
sur le poids des peines du monde
Les lumières vacillent
tu te demandes
où se situe ta priorité
et la lumière
dans tout cela
flamme fragile
c’est toi qui vacilles
tu t’éloignes
tu écoutes tout bas
les murmures de l’hiver
qui jonglent entre pluie et soleil
et tant pis si les autres s’imaginent
que c’est plus facile
il faut de la constance pour écouter l’âme de la Terre
et faire silence
De ses doigts flétris, Paula caresse la couverture du livre qu’elle tient entre les mains. Elle sait le temps qui passe et qui n’attend personne. Et de ce temps qu’il lui reste, elle lit. Et relit parfois ce livre à la couverture usée et maintes fois lu qui l’accompagne depuis si longtemps que les pages ont jauni.
A l’école secondaire Sainte Marie où étudiait Paula, les distractions étaient rares. Les journées consacrées à apprendre à tenir une maison occupaient les jeunes filles, de l’aube au crépuscule. Il y avait cependant cette heure particulière où les élèves s’initiaient à la couture et au point de croix. Une heure studieuse et exaltée, suspendue à la lumière tamisée des lampes à pétrole et à la voix de sœur Bénédicte. C’était l’heure après le souper, avant de rejoindre le dortoir. Une heure qui avait le goût des oranges en hiver, la douceur des sablés à la cannelle et la saveur du gingembre confit. Paula se souvient de la fébrilité qui habitait ses consœurs et elle-même lorsque sœur Bénédicte s’asseyait sur la chaise face à elles. Le dos bien droit contre le dossier de bois, le livre entre ses mains, sœur Bénédicte attendait que le silence se fît. Les chuchotements des élèves s’atténuaient, leur attention focalisée sur la religieuse qui ouvrait le livre. Avant de commencer la lecture, sœur Bénédicte vérifiait toutefois que les jeunes filles se remettaient bien à l’ouvrage, ce qu’elles s’empressaient de faire. L’oisiveté n’avait pas sa place en ces lieux et c’était sous cette condition qu’elles pouvaient entendre la suite des aventures de Sir Percy Blakerney, alias le « Mouron Rouge ».
Il revenait à sœur Bénédicte de choisir le livre et elle prenait grand soin de favoriser ce héros de légende insaisissable, galant, amoureux et invincible. Sous la tonalité de la voix de la religieuse, – tantôt tragique, tantôt légère, les personnages prenaient vie avec tant de réalisme que Paula s’interrogeait sur le choix qu’avait fait sœur Bénédicte d’entrer dans les ordres. Peut-être, celui de lui donner goût à la lecture, avait-elle réalisé des années plus tard.
La nuit venue, dans le dortoir, les jeunes filles rêvaient alors, et il se disait que sœur Bénédicte, rêvait aussi.
Pour les neuf ans de ce blog, voici un récit écrit il y a quelques années, toujours de circonstance en ce mois de décembre. Bonne lecture.
Quand Fabien sortit de chez lui à l’aube d’un matin gris de novembre, un brouillard dense enveloppait la ville comme une ouate. Les sons assourdis et la lumière pâle du jour convergeaient à l’intérieur. La sensation était plutôt agréable, Fabien avait l’impression de flotter lui-même dans un espace ample, dénué d’inquiétude. Il avançait sur la partie gauche de la route, celle où durant l’été les arbres prolongent l’ombre au-dessus des bancs qui bordent le parc. L’éclairage des lampadaires trouait la brume de halos ordonnés et semblait se mouvoir comme une symétrie urbaine aux repères cadencés. Le froid et l’humidité imprégnaient l’air. Fabien enroula autour de son cou l’écharpe qu’il portait dès les premiers frimas. L’écharpe unie, de couleur safran au tissage serré, était douce au toucher. Longue et de belle largeur. Elle avait un petit accroc près de la couture du bas. Fabien n’avait jamais cherché à le recoudre. Au contraire le savoir là, lui offrait le souvenir d’un incident particulier, une résurgence avec mots, odeurs et sensations livrés en vrac. Et, de temps à autre, il y replongeait comme une main dans un sachet de bonbons anticipant le plaisir de la gourmandise.
A cette époque il dormait près de la gare, entre les poubelles de l’hôtel de la Gare et celles du restaurant qui portaient le même nom. Un renfoncement dans le mur lui donnait une impression de protection et surtout de réconfort grâce à la climatisation de l’hôtel fixée de l’autre côté du mur qui lui apportait un semblant de chauffage. Il y logeait avec plus ou moins d’aisance son grand corps recroquevillé dans ses vêtements trop lâches. Quel que soit le temps et la saison, il avait pourtant froid. Il arrivait toutefois à dormir par intermittence quelques heures, baignant dans l’état intranquille de l’agitation ambiante. La nuit révélait la fureur fauve des êtres. A ces heures, la violence, les cris, l’impatience, la démesure redoublaient d’intensité et de peur. Malgré tout, il restait impavide, comme coupé du monde. S’il tenait à ce petit coin de mur c’était aussi parce que certains matins, il trouvait à son réveil, une bouteille d’eau, une baguette de pain, un fruit posés près de lui, et certains jours, une viennoiserie. Une fois, il avait même eu droit à un baba au rhum.
Il ignora tout de son mystérieux et discret donateur jusqu’à cette nuit particulièrement glaciale où réveillé par une pression sur son épaule il leva les yeux sur un jeune homme à peine sorti de l’adolescence. Le visage émacié sur un regard d’une humanité rare, le sourire indécis, il semblait penaud de l’avoir réveillé. Il portait un manteau entrouvert sur une tenue de serveur et tenait à la main une pochette de papier cadeau froissé. Il tendit le paquet à Fabien, avant de partir comme un voleur « C’est pour vous » dit-il, déjà loin.
Alors que tu longes la mer comme on rêve l’apaisement ; en bordure de dunes, les oyats, les chardons, les liserons tanguent sous la brise et annoncent les premiers signes de l’apesanteur. L’intranquillité devient sans horizon, loin de toute flottaison. Tu t’enracines dans le sable au milieu des coquillages et le balancement lent des vagues murmure ce parfum piquant et iodé du sable humide. C’est une musique. Celle qui se lit sans bruit et berce le temps du littoral. Une mélodie. Peut-être naissante ou saisie sur le vif du vent levant. Une bouffée d’enfance qui surgit et que tu laisses partir. Tu ne retiens rien. Seul ton cœur qui bat lent et tranquille.
En cours d’anglais, tu t’es assise à côté de moi. Parce que tu as tourné ton stylo-plume entre tes doigts, mon regard s’est attardé sur tes mains. Des mains de musicienne ai-je dit et tu as haussé un sourcil, surprise. Je t’imagine jouer du piano, mais non, tu as opté pour le violon dis-tu dans un murmure. Tu es studieuse. Souvent silencieuse. Parce que tu n’appartiens à aucun groupe, tu es souvent l’objet de médisances. Ta différence fait peur. Creuse un peu plus ta solitude. Tout te semble faussé, d’un avis douteux. De ta présence incertaine, tu intimides. Tu glisses ton mal-être dans la mesure et la retenue et parfois tu vires à l’arrogance. Tu n’aimes pas qu’on te regarde. Sous le jugement des autres tu vacilles, tu te replies comme on se flétrit. Tu te caches derrière un voile d’indifférence qui révèle ta vulnérabilité. Tu as le regard grave de ceux qui taillent les silences et les âmes en quête de paix. Tu glisses dans une existence éthérée, sans trame comme si toutes blessures pouvaient rester de l’autre côté du miroir. Tu te dérobes à toi-même, tu aimerais que l’on t’oublie. Pourtant je te vois. Je te vois comme jamais. Et si le souffle des voix en toi te défient d’y lire notre histoire, j’avance un pas après l’autre vers toi, Elise.
Eclairé par le soleil d’une fin d’après-midi de mai le salon vibre de lumière. Il y flotte un parfum douçâtre de roses fanées. Dans l’appartement que nous habitons — quatrième étage sans ascenseur —, le bureau se trouve proche de la fenêtre qui donne sur le jardin public. J’y fais mes devoirs depuis mes premières années scolaires car j’aime laisser mon regard se perdre vers les grands arbres et les taches de couleur qu’offrent les fleurs des massifs. Dans les grandes allées, la course-poursuite des touts petits enfants sont comme des ombres mouvantes. Sur le bureau se trouve une photo encadrée sur laquelle je tiens contre moi un ballon trop grand et toi qui me tiens dans tes bras. Ce jour-là, outre le cadre photo, il y a une feuille posée bien en évidence. Une feuille blanche sur laquelle tu as écrit trois phrases à l’intention de maman. Anna, je pars. Je te quitte. Je repasserai chercher mes affaires.
Trois lignes d’une écriture ferme et sèche qui prennent une large place sur le format A4. Je peine à croire que tu aies oublié que je fais mes devoirs sur ce bureau. J’y goûte aussi, même si maman et toi l’avez interdit. Mais vous n’êtes pas là lorsque je reviens de l’école et je prends soin de bien enlever les miettes que les BN à la fraise ne manquent pas de tomber sur le bois sombre. De toute façon depuis ce jour, ça n’a plus la même importance. Je continus à faire mes devoirs sur le bureau et à y goûter et maman pleure dans sa chambre.
Trois phrases c’est peu et pourtant celles-ci ont façonné le devenir de mon existence. Elles m’ont accompagné tant de fois. Elles ont tourné en vrac dans ma tête. Dans un sens puis dans un autre, peu importe au fond laquelle prend le pas sur les autres, elles me défient d’y trouver autre chose que ce qu’elles signifient.
J’ai grandi papa. Le bureau n’a pas changé de place. La photo a été enlevée par maman. Je l’ai rangée dans le livre sur les dauphins que tu m’avais offert pour mes sept ans et que je n’ai plus ouvert après ça.
Parce que tu n’es jamais revenu ni n’as plus donné de nouvelles, j’ai longtemps cherché à comprendre ton abandon. Je me suis construite autour de ton silence et de ton absence. Autour de ces trois phrases où visiblement je n’avais aucune place.
J’ai grandi papa. Prisonnière du doute, je subsiste au milieu des autres comme on tombe dans l’oubli. Je suis un grain de sable, perdue dans le flot du courant.
A fleur de terre
j’entends battre le cœur du monde
au rythme des stigmates et des blessures
et mes doigts sous la terre enrobent l’alluvion et l’argile
jusqu’à saisir la vibration des arcs de pluie sous le soleil d’avril
le roulement des pierres dans les rivières
la caresse des arbres
le chant du vent dans le jour qui s’éloigne
et nos mains en quête de nuances
se veulent consolantes
dans ce monde frileux négligeant la vie
dis-moi la bienveillance des uns envers les autres
le murmure des voix qui aiment
et leur silence paisible
dis-moi les fous d’équilibres et les heureux
et la course du rire des enfants ricochés sur les murs de la nuit
dis-moi le cœur du monde qui aime
Alors que l’on s’inquiète des ravages qui sévissent un peu partout, de l’abîme qui manque de nous faire chuter, il demeure dans ta bouche un goût de révolution de velours, un regard défié vers le monde en dérive ; une trouée dans le ciel. Tu regardes le jour qui s’allonge aux couleurs du vaste monde, la terre qui parfume le ciel de sarriette et de menthe fraîche. Tu dis que la nuit est belle dans le lent balancement de l’instant. Tu dis, écoute, l’affolement du torrent est le chant du printemps à venir. D’un geste délié tu effaces le reste des frimas de l’hiver comme on laisse partir la saison, avec la certitude de son retour. Il y a dans tes pas et ta voix la danse du temps qui passe et cette danse est généreuse. Je te vois sous la pluie fendre le vent pour marcher dans les airs, les yeux grands ouverts et le sourire aux lèvres dans l’expressivité du vivant. C’est, je crois, ce qui me rend vivant aussi. Dans tes bras je frôle l’éternité. Je trace tes courbes comme un champs des possibles infinis et dans le frôlement de nos caresses je saisis la lumière courir sur ta peau et autour de nos corps mouvants. J’y entends les années vécues au son du zéphyr, c’est un intervalle qui franchit le seuil de l’espérance, ce temps vécu nulle part ailleurs qu’en nous, sans autre attente que celle du moment présent.
In extremis, pour l’agenda ironique hébergée chez Brigetoun dont le thème ce mois-ci était « L’attente » auquel il fallait ajouter les mots zéphir, frimas, velours, fendre, torrent, seuil et sarriette.
Il fait nuit sur les terres de douleur. Ne subsiste que ruines et détresse et les pleurs troublent le silence d’après. Tu te risques à sortir pour te rassurer, prendre la main qui se tend, enlacer le voisin que tu ignorais avant. Combien faudra-t-il vivre de blessures avant de saisir l’amour ? Faut-il côtoyer la violence et l’aberration pour humer le désir de vivre ? Tu te demandes pourquoi les hommes ont peur de la lumière. Tu portes en toi les siècles passés, la mémoire des erreurs commises et l’absurde de celles qui demeurent encore. Tu portes en toi l’étincelle de sagesse qui ne demande qu’à grandir, le courage des téméraires, ta constance à bâtir le présent. La force de ta survivance.
J’ai vu la pluie frapper la terre et la course vive des fleuves charriant les bois et les corps. C’était un matin pâle d’hiver où les digues des hommes d’importance se sont écroulées dans le fracas des villes sans âmes. On voyait sombrer les immeubles et les arbres se dresser dans le vent hurlant. On savait. Bien sûr que l’on savait. Les exodes avaient commencé depuis moins de dix ans. Des familles incomplètes arrivaient dans les villes surchargées. On ne parlait plus de migrants ni d’étrangers mais des sans peuple. Sans racines. Où porter le regard quand ton pays n’existe plus que sur des cartes obsolètes ?
J’ai vu la terre s’ouvrir, cracher le feu de la colère et de la souffrance devant les hommes qui se détournaient, obsédés par l’ivresse du pouvoir et l’ambition d’égaler les dieux. La mort guette, la mort abonde dans la pauvreté des sols souillés et la faim dans les yeux des enfants. Dans les pandémies répandues sur le monde, sans limite ni frontière.
J’ai entendu le refus de l’évidence tandis que les stigmates de notre planète fossilisaient nos corps fragiles. J’ai vu des hommes et des femmes s’armer de colère pour en faire leur force, tourner le dos à la décadence, se relever de l’accablement et de l’usure de l’âme.
Tout ce qui compte est à portée de main. Dans le chant de l’eau et celui des oiseaux. Dans le rire des enfants qui jouent dans les arbres. Dans le soleil qui réchauffe mes vieux os. Dans l’espérance. A toi je peux le dire, il y aura bien des combats encore à mener, bien des terres à guérir et des peuples à nourrir. A toi je peux te le dire, tu n’es pas encore né et pourtant, je le sais, tu es déjà prêt.
Regarde-moi d’où tu es, j’écoute le vent des souvenirs comme une musique lointaine, à peine murmurée à la surface liquide. J’efface la peine à coup de turbulence et d’ardeur. C’est dire que ne pas s’attarder est gage d’avancée car je perds le fil du temps jusqu’à oublier les traces qui me hantent. Regarde-moi d’où tu es, je creuse encore le sable avec mes mains d’enfant pour voir la mer s’étendre à l’horizon. Et si les promesses de demain ne seront jamais figées sur des photos, je te parle. Je te parle sans réserve, tu sais. Il est plus facile de dire l’absence dans le silence qui suit les grands départs, c’est un dialogue complice qui ne mesure pas le temps. Regarde-moi d’où tu es, je traverse l’écume comme le lit des rivières me berce. Les jours passent dissemblables et ma voix en dedans n’a de cesse de te dire les sourires esquissés ; la lumière qui se lève sans toi. Regarde-moi d’où tu es, le littoral se pare toujours d’ocres et de bleus sous les embruns du jour.
Un petit avant-goût de Noël avecce récit, premier article publié sur Palette d’expressions, il y a déjà 8 ans… Bonne dégustation 🙂
Veille de Noël. De passage chez mes parents, je réalise que je ne m’attarde jamais plus de deux jours, par ici. Le quartier a changé. Les champs alentours se sont peuplés d’habitats résidentiels, les ronds-points ont remplacé les feux tricolores. À l’impression familière se mêle celle d’y être étranger. Bien plus que la nostalgie, les souvenirs qui peuplent les lieux m’évoquent le temps qui passe. En dépit de la pluie, des enfants lèvent le regard vers les lumières festives qui ricochent sur le bitume humide. Les éclairages ostentatoires des commerces rénovés m’agressent un peu. Il n’y a que le bar tabac, un peu en retrait des autres boutiques avec son unique guirlande se balançant sur le côté du chambranle qui semble anachronique. Le tintement de la clochette à l’ouverture de la porte reste identique à ma mémoire et m’arrache un sourire. Combien d’heures à user le skaï rouge des banquettes, à refaire le monde avec les copains du lycée, à s’envelopper de la fumée de nos cigarettes, en buvant une bière ? Certainement davantage que celles vécues en cours. La tête du patron n’a pas changé. S’il n’affiche plus son cigarillo à la commissure des lèvres, loi oblige, il est en tout point égal à celui qui nous servait vingt-cinq ans plus tôt. Il est de ceux qui sont vieux avant l’âge puis qui paraissent rajeunir alors que mes tempes grisonnent à présent.
Je ne m’attarde guère, le temps de payer mon paquet de cigarettes et me voilà à courir vers la boulangerie. Je suis chargé d’acheter la brassée de baguettes de pain et l’inévitable bûche glacée qu’attendent les convives. A cette heure-ci il y a foule, mais la jeune boulangère est efficace et mes pas s’arment de patience dans la file d’attente. C’est sans compter sur la cliente quatre personnes devant moi qui hésite sur les différentes variétés de pain. J’entends le soupir impatient de la femme qui me devance, puis très distinctement la voix de la cliente s’exclamer qu’elle prendra également des fraises.
— Des fraises ? s’étonne la boulangère.
— Oui, là sur le comptoir, ce sont bien des fraises non ?
— Ah oui ! Je vous laisse vous servir.
Trois personnes me privent de la vue, je ne distingue qu’un manteau noir et quelques courtes mèches blondes mais je sais pertinemment qui se tient devant le comptoir. Sa voix est bien celle que j’entendais rire contre moi dans les vapeurs du bar d’à côté.
Hélène.
Elle dégageait une assurance que nous lui envions, savait se faire silencieuse à la différence de ses congénères qui caquetaient à l’autre bout du café. Lorsqu’elle nous embrassait, un large sourire sur ses lèvres pleines, ses cheveux longs effleuraient notre visage. Régulièrement, elle nous demandait des pièces pour le juke-box. Nous ne lui refusions jamais parce qu’à la faveur de la musique elle laissait son corps se bercer des sonorités. Nous savourions la vision, subitement muets, à fixer les ondulations de ses courbes. J’avais bien du mal à me concentrer sur les cours de l’après-midi après ces moments-là, d’autant qu’elle s’asseyait juste devant moi. Des images insensées me venaient à contempler son dos et sa chevelure ambrée. Des mots aussi, diablement érotiques que je n’osais écrire encore moins lui dire. La nuit, j’emportais dans mon sommeil son foulard, un jour oublié dans le bar sur lequel flottait son parfum floral.
Elle n’aimait pas le chocolat que nous achetions par plaque de trois chez l’épicier, ni la bière. Elle roulait ses cigarettes avec dextérité, buvait des cafés sans sucre dans lequel elle laissait tomber ce bonbon à la forme orbiculaire qu’elle dégustait ensuite lentement : une fraise Tagada.
Elle en avait toujours quelques-unes enfermées dans un sachet de papier blanc, dans lequel elle piochait régulièrement. Ses lèvres se teintaient de carmin, parsemées de cristaux de sucre blanc. Invariablement, elle passait un doigt sur le renflement coloré, avec une innocence qui frisait l’indécence.
Le souvenir est ancien et étonnamment présent. Un matin de printemps nous nous retrouvons tous les deux avant les cours à boire un café. Elle parle peu, baille sans discrétion, le regard encore ensommeillé. Il y a un réel bonheur à la regarder s’éveiller. Assis près d’elle, j’anticipe ses gestes. Le sachet de papier déposé sur la table de formica, la main qui plonge à l’intérieur afin d’en extraire la fraise. La bouche qui vient cueillir le bonbon, les doigts un peu poisseux qu’elle aspire vivement et son sourire qui me séduit. Sur l’étendue de chair écarlate un grain de sucre subsiste. L’impulsion incontrôlée me vient à laisser glisser mon pouce dessus. Ses prunelles soutiennent mon regard, je sens son souffle s’échapper de ses lèvres entr’ouvertes. Mon cœur bat follement, mon corps se tend, s’approche, mon regard s’accroche au sien. Elle est si proche maintenant. Mes doigts roulent sur sa joue, s’évadent vers la nuque, attirent son visage plus près encore. Je ne saisis nulle résistance, bien au contraire et m’enhardis davantage. J’effleure l’incandescence, la brûlure vive charnelle et colorée de ses lèvres. La pression est légère, une caresse timide aux antipodes de mon audace. C’est un instant fragile, hésitant, pourtant il nous captive et c’est Hélène qui devance le baiser, ses lèvres s’ouvrent, me happent, avides d’ivresse. Je reçois d’un coup la saveur de sa bouche, la générosité sucrée et légèrement piquante de sa langue qui m’invite. L’expression de mes sens éveillés, j’expérimente la douceur subtile et exquise. L’incomparable goût de fraise offert.
Un peu sous le choc de la fulgurance des souvenirs qui reviennent, je la vois traverser la boulangerie, les bras chargés de pains, sur lesquels trône un sachet de papier blanc. Je ne fixe que celui-ci, devinant sans peine les bonbons acidulés qui s’y trouvent, pourtant mon regard l’attire et son pas hésite un court instant. Le sourire que je lui adresse est incertain sans doute timoré et elle ne s’y attarde pas. Sans attendre elle franchit les portes coulissantes d’un pas vif. Je retiens l’impulsion de me retourner, de lui rappeler ce dernier printemps, avant que nos routes ne s’éloignent. C’est si loin maintenant. Depuis des décennies chacun poursuit son existence, loin d’ici. Il n’y a guère que les fêtes de famille pour me retenir un moment en ses lieux. Je repars demain, vivre la vie que je me suis choisie. Un métier prenant, une ex-femme, quelques amis sincères, une foule de choses à faire que je ne fais jamais, une vie assez ordinaire somme toute, mais avec la conviction qu’aujourd’hui est mieux qu’hier.
À mon tour, les bras chargés de mes achats, je me retrouve dans la rue, pressant le pas afin de rejoindre ma voiture. Il pleut toujours, la nuit tombée renforce cette sensation de froid pénétrant qui glace les os. Avec soin je dépose sur le siège passager la buche, puis les baguettes de pain, avant de me hâter à rejoindre le volant. Mais plus rien ne presse. Il pleut, cependant les gouttes ne m’atteignent pas. Le froid humide non plus.
Elle est là, devant moi, le sourire aux lèvres, le sachet de papier blanc imbibé de pluie d’où elle extrait une fraise qu’elle glisse entre ses lèvres pleines.
— Tu en veux une ? demande-t-elle, le regard brillant, malicieux, heureux.
Quand le brouillard se lève au-dessus du fleuve et grossit les voiles du ciel
le jardin en pause dans l’automne qui s’éloigne
on cultive la permanence comme toute correspondance
et je goûte ta voix et le silence qui suit
et te regarde comme je me vois
aux signes tangibles des plis du corps
on apprivoise nos peaux nouvelles
on se surprend jeunes éternels puis séculaires
sans vouloir que le temps ralentisse
non
il s’accorde comme on s’abandonne
nos âmes en accord
vibrent d’y voir le sens de tous les jours à venir
Elle s’efface. Face à la douleur elle s’efface. Elle s’efface parmi les passants, elle s’efface sans bruit. Anonyme dans la foule, meurtrie face aux insensibles elle frôle l’absence, s’évade dans le silence. Sans guérison, les stigmates invisibles l’absorbent, la dérobent aux vivants. On ne parle pas de disparition, mais de retranchement. Faut-il y voir sa défense, un rempart aux attaques, à la violence des mots hostiles qui heurtent son âme, elle s’éloigne, s’habille de brume, se tait, se tait jusqu’à s’effacer.
Jeu 70 chez La Licorne, hors délai. S’inspirer d’une photo et d’un titre de roman La disparition.