Samedi, soir d’automne

Samedi, soir d’automne,

Je t’écris alors qu’ici l’air s’imprègne de l’odeur des feuilles brûlées et des premiers feux de cheminées. Les deux érables virent à l’écarlate ; les collines à l’ocre tacheté d’or. Il y a tant de couleurs en cette saison qui me font penser à toi. Jusqu’à la lune rousse qui se lève déjà. Aujourd’hui je me suis baladé jusqu’au lac et j’aurais presque pu m’imaginer chez nous. Ne manque que le ponton sur lequel j’aime me poser pour dessiner le saule pleureur et les frissons de l’eau agités par la brise. Et notre maison avec toi à l’intérieur.

En cette saison, l’insolite s’invite souvent quand les nuages lourds de pluie dessinent d’étranges formes dans le ciel. Malgré la fraîcheur, je m’installe sur la terrasse pour les dessiner, emmitouflé dans le pull que tu m’as offert l’hiver dernier. Dernièrement, j’y ai vu de drôles de cachalots, des arbres-oiseaux, un pingouin qui danse avec une licorne. Ils métamorphosent le ciel et m’inspirent de nouvelles histoires. Tu te souviens, on disait qu’il suffisait de regarder autour de nous pour voir le monde changer d’apparence et c’est toujours vrai. Je crée des histoires pour enfants à partir du firmament et je foisonne déjà d’idées pour mon prochain livre. As-tu reçu le dernier album que je t’ai envoyé ? Peut-être pourras-tu le lire à Elliot lorsqu’il aura grandi.

Comme tu me l’as suggéré dans ta dernière lettre j’ai baptisé le chien « Youpi ». Je ne suis pas certain que ce soit mieux que mon choix de le nommer « Démon » mais c’est aussi ton chien (et ça rime avec gentil). Il commence à s’habituer à moi, il est moins sur la défensive quand il détecte le moindre bruit. (Tu remarqueras les progrès notables : avant il s’enfuyait devant une feuille morte qui tombait devant lui comme s’il s’agissait d’un grand danger)

Les nuits sont longues à présent et se sont autant d’heures où s’affiche le manque de toi. J’écoute la poésie de nos âmes se souvenir de nous. Je t’en prie, ne cesse pas de m’écrire, tu le sais, je reviendrai.

Je t’enlace comme je t’aime.

Les plumes chez Emilie. Du thème MONSTRES ont découlé 14 mots : gentil, apparence, poésie, cachalot, insolite, frisson, prier, courir, se cacher, pingouin, youpi, démon, danger, détecter.

Veille de rentrée

La liste tenait sur le recto d’une feuille de copie qui à force d’avoir été pliée et dépliée était marquée par le temps qui passe. Une fois étalée sur la table de la cuisine, Mia la lissait du plat de sa main. Mon écriture d’enfant, ronde et maladroite y apparaissait et en fin de page, celle de Mia, le jour où elle avait maîtrisé l’écriture et avait tenu à y laisser sa trace. Chaque année, c’était comme une découverte. On lisait la liste des choses à emporter comme si nous ne la connaissions pas par cœur et on l’ajustait selon nos besoins et envies du moment. Les seules affaires immuables restaient la tente et les duvets. On avait délaissé depuis longtemps les pliants qui nous encombraient plus qu’autre chose. La première année papa nous avait aidés, puis les suivantes, il n’avait fait que superviser. Au fil du temps, nous avions considérablement allégé le poids de nos sacs et l’été de mes onze ans, papa avait décidé qu’il n’interviendrait plus.

Nous partions après le déjeuner. Sur le seuil de la maison, maman nous faisait de grands signes d’au revoir auxquels nous répondions tant que nous pouvions la voir. Elle ne venait jamais avec nous et on avait bien dû s’y faire. Elle disait que c’était l’occasion de partir seuls avec papa mais ce dernier nous avait avoué qu’elle n’aimait pas camper. Sous le soleil de l’après-midi nous longions la route jusqu’au champ de tournesols avant de bifurquer sur le sentier qui menait à la clairière. De temps à autre, un chien errant nous accompagnait et pendant quelques kilomètres Mia, très à l’aise, jouait à lui lancer un bâton qu’il lui ramenait invariablement. Au bout d’un moment, papa lui disait de cesser, qu’il fallait avancer. Il est vrai que le temps nous était compté. Papa nous accordait une après-midi et une nuit, loin de l’inquiétude que Mia éprouvait avant chaque rentrée scolaire. C’était peu et beaucoup à la fois.

La clairière s’étendait jusqu’à la forêt de pinèdes. Dresser la tente, déballer l’essentiel de nos affaires prenait du temps mais c’était un temps qui faisait partie de ces heures particulières. Des heures où l’on considérait l’instant autrement. Une fois installés, papa ne nous obligeait à rien d’autre que profiter de la nature environnante. Grimper sur les branches basses du vieux pin parasol, chercher les pignons tombées au pied de l’arbre au milieu des aiguilles de pin, casser la coquille à l’aide du premier gros caillou déniché et grignoter notre récolte, allongés dans les herbes hautes. On s’inventait une vie de nomade à une dizaine de kilomètre de la maison et du village que nous habitions. Papa nous disait souvent que demain n’existait pas encore. Qu’il nous appartenait de le faire vivre en restant attentif au présent. Dans cette liberté accordée, Mia oubliait l’angoisse de la rentrée. Je photographiais son rire, ses pieds nus, sa course dans la prairie. Papa s’assurait que je n’utiliserais pas mon téléphone en le gardant avec lui. Comme tous les ados, j’avais du mal à m’en séparer et pour contenter mon désir de prendre des photos il m’avait offert au noël dernier, son vieil appareil photo argentique. Depuis, j’appréhendais une autre façon de voir le monde. L’éphémère – la vie – n’était plus à portée d’un clic et d’une retouche rapides. Il y avait une part de mystère dans toute prise. L’instant devenait essentiel.

Le soir, dans le froid qui montait nous faisions un feu près du torrent et à la seule lueur des flammes nous écoutions le ruissellement de l’eau entre les galets. Sous la tente, alors que Mia, s’endormait entre papa et moi, je gardais grands les yeux ouverts, attentif à la nuit. En réponse aux ululements d’un hibou, les grenouilles chantaient et lorsqu’elles se taisaient, j’entendais la musique des feuillages dans le vent. Et si la nuit amplifiait les sons, paradoxalement j’avais la sensation vive d’entrer dans le silence.

Au matin, les prémices de l’automne se devinait déjà dans la pâle lumière de l’aurore. Je prenais mes derniers clichés. L’horizon masqué de brume, les montagnes en filigrane, les arbres. Nous démontions la tente et rassemblions nos affaires. Lorsque Maman arrivait, on chargeait le tout dans la voiture. Nous ne parlions pas. Mia somnolait. J’aimais la photographier dans cet abandon un peu sauvage qui marquait la fin des vacances et ce jour de rentrée des classes. Nous évitions de repasser par la maison. Nos cartables nous attendaient dans l’habitacle, ainsi que des croissants chauds. Papa baissait sa vitre et le vent s’engouffrait, imprégné de l’odeur discrète des premières feuilles mortes. Il fermait les yeux, bercé par le roulement de la voiture et la conduite assurée de maman. Sa main venait se poser sur sa cuisse et je voyais leur sourire se répondre sans qu’ils se regardent. Des brins d’herbe s’accrochaient encore à nos cheveux, notre peau respirait le soleil, nos regards, le bonheur simple.

Les Plumes chez Emilie. Du thème CARAVANE quatorze mots à placer : chien, musique, pliant, découverte, camper, repasser, dormir, nature, soleil, nomade, liberté, feu, forain, froid

Samedi, nuit d’été

Samedi, nuit d’été.

Je t’écris à l’heure où l’horizon s’enflamme de couleurs tropicales. Ici, après un long hiver sec, le thermomètre affiche des records de canicule. Le vent du sud souffle depuis plusieurs jours. Le saule pleureur effleure sans cesse la surface flétrie du lac pendant que les branches du chêne dansent un ballet farouche. Je me rappelle ces après-midis d’été où tu dessinais sur ton carnet, assis sur le ponton, les pieds dans l’eau. Chaque détail esquissé révélait le plaisir de saisir la lumière sur l’eau, l’ombre des roseaux, le vol d’un oiseau. Je te voyais depuis la fenêtre de l’atelier, concentré sur ton travail, et je restais immobile jusqu’à ce que tu tournes la tête vers moi. Je devinais ton sourire dans ce geste silencieux que tu m’adressais. Je n’avais pas besoin de plus que ce signe pour me remettre à peindre jusqu’à la tombée du jour. Il accompagne encore ma main sur la toile aujourd’hui comme le prolongement de ce que nous sommes l’un pour l’autre.

Je suis passé voir ton père. Il râle contre toi qui as décidé de faire ce voyage, contre moi qui t’ai laissé partir. Il a moyennement apprécié la carte postale que tu lui as envoyé avec la citation de Lamartine « la vie est un mystère et non un délire ». La fraîcheur de son accueil a cependant été de courte durée lorsque j’ai éventé notre petit secret. Mon ventre s’arrondît et comme en réponse à la vie qui pousse en moi, je peins des toiles immenses animées de passion et de couleurs vives.

Les cigales se sont tues. Le chant des grenouilles envoute la nuit et le lac. Je vais dans le mouvement lent de ceux qui aiment, respirer le parfum sauvage de la sève et je t’attends sans impatience. Tu le sais bien, nos âmes ont dans le regard le reflet de nos étendues vastes.  

Les plumes chez Emilie. Du thème Fièvre, treize mots à placer : regard, délire passion, danser, samedi, nuit, thermomètre, tousser, ombre, fraîcheur, envouter, enflammer, éventer

L’aimée

Photo : Pinterest

Après l’amour, dans l’indolence du sommeil qui t’habite, l’univers se redessine. Lorsque je te regarde, j’ai la certitude que tout est à sa place ici-bas. J’entends la musique de ton souffle, la respiration lente et veloutée de l’apaisement. La nuit se fait jour dans le regard que je porte sur toi. Un regard de l’ordre de l’universel, c’est ainsi que je t’aime. Mes doigts effleurent ton corps et t’arrachent un frisson, ta peau blanc crème couverte de chair de poule m’émeut. Il demeure dans ce geste, ce désir renouvelé de tous les possibles, la latitude des différences qui rassemblent. C’est une sorte de combat que l’on mène sans heurts. On passe outre l’intolérance et la violence d’un rejet encore fortement présent. Et lorsque je m’endors à mon tour, ma main — peau noire posée sur ton sein clair — retient la couleur du réconfort.

Au matin, devant la fenêtre ouverte tu inspires l’air iodé. Des perles de rosée nuancent le pré d’à côté où paissent des brebis et leurs petits. À l’horizon, la marée basse offre aux baïnes le reflet du ciel. On marche jusqu’à la plage. D’instinct, nos mains se cherchent, se touchent, s’enlacent, se fondent dans le même élan. Comme on incorpore généreusement les sentiments, on harmonise l’intimité, révèle la raison d’une union heureuse et colorée. Nous flânons tout en ramassant quelques berlingots de mer. Le vent marin se mêle à tes cheveux dorés comme le miel. Je croque ton sourire et le parfum du chocolat sur tes lèvres.

Les Plumes chez Emilie. Sur le thème LAIT, 13 mots à placer : miel, perle, brebis, crème, sein, velouté, traire, chocolat, poule, berlingot, intolérance, incorporer, instinct. J’ai laissé de côté, traire.

Au carrefour de toutes les origines

À l’intérieur du monde en dérive, tu pleures. C’est vrai, il est souvent difficile de mettre des mots sur les émotions qui nous heurtent. J’aurais pu te parler des gens sous influences, coincés dans la futilité des mirages, assoiffés de champagne et de tromperie. Des dirigeants à l’armure d’indifférence. J’aurais pu écrire les peuples qui éclatent sous la peur, les cœurs qui s’assèchent. J’aurais pu peindre l’arrogance, la violence. J’aurais pu te regarder pleurer et me détourner.

Dans le silence de la tempérance, je m’éloigne de tout abandon. Toi, dans la sécurité de mes bras, je longe la bordure du monde en souffrance. Et si les ombres pèsent encore, j’élèverai la terre légère pour te nourrir d’espoir. Je puiserai l’équilibre dans le vent ivre et le goût de vivre.

Je te dis les êtres pétris de bonté, ceux affamés de rires et de rêves qui se tournent vers les horizons élargis. Et sous le son flexible de nos échappées et l’air vibrant de l’envol des lendemains on caressera la canopée. Je t’apprendrai.

Je te dis l’amour qui gonfle les fleuves et les paysages de renaissance, la mousse au pied des arbres, l’amplitude de l’espérance.

Et au carrefour de toutes les origines, l’aiguille dans nos mains tissera le rassemblement des hommes libres.

Les Plumes chez Emilie : du thème BULLE, 14 mots à placer : savon, champagne, ivre, écrire, éclater, intérieur, envol, lingère, léger, sécurité, coincer, mousse, air, aiguille, armure. J’ai fait l’impasse sur 2.

Photo : nara simhan

Jardiner le printemps à venir

Il est dix-huit heures. Le crépuscule noie sa solitude au milieu des derniers passants.  On s’est donné rendez-vous rue Ménager. On a escaladé le muret, puis la grille fermée du parc. Il y a comme une urgence à vivre qui dépasse la peur. Ce n’est ni de l’inconscience ni de l’obstination à contourner les lois. Je crois que c’est juste vivre. Un désir d’espérance au creux de la désespérance.

On a enlevé nos masques. Je me suis couché de tout mon long sur l’herbe humide. Tu t’es déchaussée. Tes pieds nus dansent sur la mousse. J’inspire fort le parfum de la pluie tombée un peu plus tôt. Les arbres aux branches lourdes de bourgeons prêts à éclore bougent dans le vent. Me revient en tête Renouveau le poème de Mallarmé. Dans le ciel, les nuages voilent les premières étoiles, mais la lune ronde est pleine et laisse entrevoir ses rayons. Je pourrais presque m’imaginer jardiner le printemps à venir. Au loin, on entend les voitures, un avion. Ce n’est pas le silence que l’on a pu connaître l’an passé, ce n’est pas la même anxiété qui nous tient. C’est de l’ordre de la détresse et ça nous ronge sans bruit ni heurt.

Hier, un étudiant du campus a sauté du pont et s’est noyé dans le fleuve. Tu m’as rejoint dans ma chambre. Allongée contre moi, dans mon lit étroit tu as pleuré une partie de la nuit.

Demain, c’est samedi. On ira faire la queue à la banque alimentaire. Si le soleil persiste, on traversera la ville avant de rentrer bosser nos prochains partiels. Tu mettras ton chapeau et je prendrais ta main.

Ce n’est pas grand-chose mais les graines que j’ai plantées dans le pot de confiture ont germé. On est là, penchés tous les deux devant ces quelques brins tendres, la mine réjouie. Tu m’as regardé de tes grands yeux vert émeraude puis, avec lenteur, tu as effleuré mon sourire d’un baiser.

Les Plumes chez Emilie. Du thème vert 15 mots à placer : tendre, jardiner, émeraude, rayon, arbre, renouveau, espérance, graine, peur, chapeau, danser, soleil, mousse, ménager, mine

Crédit photo Pinterest

Elise

La caméra super 8 avait été un cadeau commun de la part de toute la famille. C’était souvent le cas avec les cadeaux qu’Elise et moi recevions. Un cadeau pour deux, comme si le fait d’être né le même jour justifiait une telle idée. Elise l’avait monopolisée pendant plusieurs semaines. Elle s’était créé une nouvelle identité, une profession – reporter de guerre – et les voisins et moi n’avions pas eu réellement le choix. On avait dû se résigner à être ennemis et à courir, sauter, se vautrer dans la boue pour coller au plus près des personnages. Elise avait de l’imagination à revendre mais ses scénarios laissaient à désirer. Il fallait toujours concevoir de nouveaux défis, explorer son inventivité aussi loin que possible. Cela ne durait guère cependant et j’avais appris à patienter, jusqu’au moment où, lassée de son rôle et du cadeau qui allait avec, elle l’abandonnait sans le moindre regret.

Une fois la caméra en main, elle devint une extension de mon bras, de mon regard, de ma vision du monde à travers celui de ma sœur. La première fois que je filmai Elise, elle chantait Banana-split dans le salon et se dandinait en tenue rose fuchsia comme Lio dans le clip qui passait à la télé. Elise aimait vivre vite, se saouler d’aventures de toutes sortes. Je la considérais, émerveillé par son appétit si grand. Elle aimait fort, et notre lien particulier se nourrissait de cette énergie. Ne t’arrête pas de filmer, Eliot, disait-elle, tu es notre mémoire.

Je filmais ainsi l’adolescence d’Elise. Elle apparaissait tantôt lumineuse, tantôt incertaine. La transformation de son corps, sa pudeur nouvelle. Sa vie d’adulte. La mélancolie qui surgissait sous les éclats de rire. Et sa fragilité me heurtait comme un rappel. Le bonheur ne pouvait être capturé. Je recueillais avec quelques avidités toutes les heures heureuses, comme pour prévenir les jours sombres et si elle mit des réserves sur les moments douloureux qui jalonnent toute vie, elle me laissa libre de filmer ses aléas. Son mariage, ses enfants, son divorce, son premier petit-fils. Elle était si fière d’être une jeune grand-mère, se moquait gentiment de ma lenteur à vivre. – Je n’ai rencontré ma femme Madeleine que dix ans après le mariage d’Elise. Ainsi, étape après étape, nos existences restèrent imbriquées l’une dans l’autre.

Aujourd’hui, je montre à Elise mon premier film restauré, celui où elle danse et chante sur Banana split et pendant un instant un sourire égaye son visage puis comme pour beaucoup de choses, elle s’en désintéresse rapidement. Elle est assise dans son fauteuil préféré. Son attention est portée vers la fenêtre de sa chambre, là où les arbres du parc se balancent doucement dans la brise. A un moment, elle se lève et j’oublie que je filme. Je la regarde, je murmure son prénom comme pour la ramener vers moi, mais elle s’éloigne déjà, le regard à nouveau figé vers la fenêtre. Où es-tu partie, Elise ?

La mémoire est une drôle de machine. Si fragile. Je filme Elise. Sa posture droite, l’expression de son visage à présent trop souvent perdu. Et je rêve.

Je rêve qu’elle se tourne vers moi, me reconnaisse, se souvienne de moi.

Les Plumes chez Emilie. Du thème NOSTALGIE, quatorze mots à placer : se souvenir, plus, famille, regret, heureux, madeleine, ainsi, aléa, apparaître, adolescence, résigné, rêver, restaurer, banana-split

Crédit photo Pinterest

L’écharpe inattendue

Quand Fabien sortit de chez lui à l’aube d’un matin gris de novembre, un brouillard dense enveloppait la ville comme une ouate. Les sons assourdis et la lumière pâle du jour convergeaient à l’intérieur. La sensation était plutôt agréable, Fabien avait l’impression de flotter lui-même dans un espace ample, dénué d’inquiétude. Il avançait sur la partie gauche de la route, celle où durant l’été les arbres prolongent l’ombre au-dessus des bancs qui bordent le parc. L’éclairage des lampadaires trouait la brume de halos ordonnés et semblait se mouvoir comme une symétrie urbaine aux repères cadencés. Le froid et l’humidité imprégnaient l’air. Fabien enroula autour de son cou l’écharpe qu’il portait dès les premiers frimas. L’écharpe unie, de couleur safran au tissage serré, était douce au toucher. Longue et de belle largeur. Elle avait un petit accroc près de la couture du bas. Fabien n’avait jamais cherché à le recoudre. Au contraire le savoir là, lui offrait le souvenir d’un incident particulier, une résurgence avec mots, odeurs et sensations livrés en vrac.  Et de temps à autre, il y replongeait, comme une main dans un sachet de bonbons anticipant le plaisir de la gourmandise.

A cette époque il dormait près de la gare, entre les poubelles de l’hôtel de la Gare et celles du restaurant qui portaient le même nom. Un renfoncement dans le mur lui donnait une impression de protection et surtout de réconfort grâce à la climatisation de l’hôtel fixée de l’autre côté du mur qui lui apportait un semblant de chauffage. Il y logeait avec plus ou moins d’aisance son grand corps recroquevillé dans ses vêtements trop lâches. Quel que soit le temps et la saison, il avait pourtant froid. Il arrivait toutefois à dormir par intermittence quelques heures, baignant dans l’état intranquille de l’agitation ambiante. La nuit révélait la fureur fauve des êtres. A ces heures, la violence, les cris, l’impatience, la démesure redoublaient d’intensité et de peur. Malgré tout, il restait impavide, comme coupé du monde. S’il tenait à ce petit coin de mur c’était aussi parce que certains matins, il trouvait à son réveil, une bouteille d’eau, une baguette de pain, un fruit posés près de lui, et certains jours, une viennoiserie. Une fois, il avait même eu droit à un baba au rhum.

Il ignora tout de son mystérieux et discret donateur jusqu’à cette nuit particulièrement glaciale où réveillé par une pression sur son épaule il leva les yeux sur un jeune homme à peine sorti de l’adolescence. Le visage émacié sur un regard d’une humanité rare, le sourire indécis, il semblait penaud de l’avoir réveillé. Il portait un manteau entrouvert sur une tenue de serveur et tenait à la main une pochette de papier cadeau froissé. Il tendit le paquet à Fabien, avant de partir comme un voleur « C’est pour vous » dit-il, déjà loin.





Pour les Plumes d’Asphodèle chez Emilie. Du thème SURPRISE, ont découlé les mots suivants : quand, cadeau, baba, chauffage, inattendu, agréable, ébaudi, prix, partie, peur, (pochette), impavide, incident, ignorer. J’ai mis de côté « ébaudi » mais ajouté « pochette », mot repêché chez Lilousoleil 😉

Photo Pinterest

le fil d’équilibre

Tu sais, inutile de s’exposer à tous les maux
on peut balayer les secrets et ouvrir les yeux
et si la mécanique du monde vacille
lâcher nos vies précaires et nos béquilles encombrantes
souffler sur nos découpes de cartons et repousser l’ombre
Et pour apprivoiser les nuits oppressantes
on maniera l’outil diamant jusqu'à polir toute aspérité niée
Nous prendrons alors le sens du vent et de chaque courant ascendant
nous considérerons la lumière pour retrouver le fil d’équilibre
affermir l’envol du jour et puiser l’audace
sans faillir
et s'il nous faut partir je n’ai qu’une demande 
un cadeau une offrande d’espérance
Cueillir encore
à chaque aurore
les grains de sucre déposés sur tes lèvres.

Les plumes d’Asphodèle chez Emilie. Du mot BOITE ont découlé 10 mots : Pandore béquille nuit cadeau secret sucre carton ouvrir oppresser outil.

Sculpture land art : Martin Hill

Une journée particulière

Ce matin Anna est entrée dans ma chambre et s’est hissée sur mon lit. Tu dors ? a-t-elle dit sans discrétion et comme je ne réponds rien elle répète tel un perroquet, Louis, tu dors ? tu dors ? tu dors ? Je récupère mon téléphone sous mon lit, jette un œil sur l’écran. On est samedi et il n’est pas huit heures. Anna se blottit contre moi, elle chuchote à présent, me raconte un rêve confus de robots et de licornes. Autant dire que ma grasse matinée est foutue.

Dans la cuisine, papa prépare le petit déjeuner, maman m’embrasse. Je dis que je vais faire un tour et ni l’un, ni l’autre ne proteste, ni ne me retient. Je longe le quai jusqu’au port. Le brouillard se dissipe, dévoilant, entre des nappes de vapeur au-dessus de l’eau, la mer agitée. La journée promet d’être belle. Ça fait trois ans que le ciel est particulièrement bleu ce jour-là, comme pour narguer les onze premières années où il a plu. Je me demande si toi aussi tu ne me nargues pas avec tous ces mystères que toi seul connais désormais. C’est comme un défi auquel je ne participe pas, un défi au ciel, à la terre, au temps figé.

Tu t’en doutes, je grandis. J’ai même pris douze centimètres au cours de l’été. Je me sens maladroit, mal à l’aise dans ce corps qui change, empli de questions et de pudeur que je ne peux pas partager avec toi. Quand je me regarde, c’est un peu toi que je vois. Ça sera sans doute toujours ainsi. Tu grandis à l’intérieur de moi, comme tous ces secrets qui nous liaient, ces fous-rires et tous les silences bruyants qu’on lisait dans les yeux de l’autre. On a souvent joué avec notre ressemblance, tous ces gènes qui formaient un tout. Il était si facile de cacher nos différences. A présent, j’extrapole. Je me demande si tes rêves et les miens se ressembleraient. Je me demande si tu aurais vu Marine comme je la vois. Enfin, ça je n’ai pas trop envie d’en parler. Un autre jour peut-être. Qu’est-ce que je peux te raconter alors ? Que depuis ton départ, le bateau est toujours bâché ? Oui, bon, ce n’est pas un scoop…

Je quitte le port, les souvenirs me suivent sans chagrin. C’est cela aussi vivre. Je pense à Anna, notre petite sœur qui grandit sans t’avoir connu, qui bouscule la tristesse par son rire et sa capacité à être dans le présent. Elle m’attend dans le jardin, revêtue de son déguisement de mariée et brandit un sabre laser, (le tien ? le mien ?) Peu importe, je lui ai donné les deux, elle est fière comme une guerrière des temps modernes. Elle dit qu’elle a aidé maman à mettre les bougies sur mon gâteau d’anniversaire, veut savoir si je la trouve jolie. T’es trop grand, dit-elle encore en levant sa tête vers moi. Je la hisse sur mes épaules. Pas vraiment grand, pas vraiment entier, je pense. Parce que depuis trois ans il n’y a qu’un seul gâteau, parce que c’est sans toi que je grandis, avec ce manque terrible qui m’habille, comme une seconde peau.

De la maison me parvient la voix de papa et le rire de maman. Je t’entends me dire que c’est bien. Je t’entends.

Les Plumes d’Asphodèle chez Emilie. Sur le thème VOILE, la récolte a été de quatorze mots : Anniversaire, mer, secret, marine, pudeur, cacher, bosco, perroquet, mystère, vapeur, mariée, brouillard, bleu, bâcher. J’ai détourné le mot « marine » et fait l’impasse sur « bosco »

Être de terre et de lumière

Je porte en moi des millénaires d’existence, la patience de nos pères et la sagesse de nos mères. De la semence à la sève, la terre, le ciel, l’air et le feu m’ont façonné. J’accompagne les sources et le vol des oiseaux, le feu du couchant et la quiétude de l’orient.

L’histoire est récente mais elle prend naissance dans les temps anciens. Un matin, l’Homme a posé sa main sur moi et dans le flux de son sang, j’ai entendu le regard fuyant du monde et toutes traces des humains sans repères. Il portait en lui nombre de pensées en déroute, vacillait sur les brèches de l’existence, petit être usé par des siècles de bitume et de vanité. Ses racines, frêles et périssables avaient délaissé l’essentiel, négligé les modes et les façons de grandir. J’ai puisé loin dans le journal du temps pour lire la mesure de ses erreurs, les nœuds innombrables, les heures glaciales et les orages violents. Pour l’Homme j’ai absorbé les maux de la terre, drainé les trop pleins. J’ai plongé dans les abîmes pour y recueillir la mémoire et l’origine du monde, et dans l’intervalle, j’ai vu le corbeau planer près de mes cimes, tournoyant comme un radar en quête de réponses. La terre grondait, respirait l’air en souffrance et la peur des hommes sans foi. J’ai traqué chaque manque, chaque gouffre et réparé chaque vibration interrompue, offrant des courbes d’horizon et de l’audace, pour accueillir la vie. J’ai ouvert toute amplitude pour, tel un boomerang, lui permettre de revenir à la source. Alors, des racines profondes le chant des montagnes a jailli et dans la résonance du jour les ragots se sont tus. Et comme des notes de musique longtemps réprimées on a à nouveau entendu iodler les mers et le vent.

Pour les plumes d’Asphodèle chez Emilie. Du thème Echo ont découlé 13 mots à placer : montagne, mode, ragot, radar, corbeau, iodler, boomerang, hoquet, résonance, journal, gronder, profond, glacial. J’ai fait l’impasse sur hoquet.

Photo : © Lucile Duneau-Délis

Comme une promesse

En décalage horaire les pensées de Noé se heurtaient aux remous de la raison. À l’image du mascaret, un déferlement violent d’ombre et de déséquilibre le menaçait. Il tanguait depuis si longtemps, sans prise avec les variations de la vie, errant dans un va-et-vient empli d’inconfort que prendre la route lui fit l’effet d’une véritable progression. Il ne demandait pas la lune, seulement inventer ses propres repères.

Il longea la plage, s’éloignant de la confusion et du brouillard. Le littoral s‘exposait sans entrave. Il frôla le vent, les parfums de l’iode et du varech. Du ciel auréolé de la syzygie, les hautes vagues fendaient les reflets aux éclats d’argent. Bercés dans l’oscillation de l’invisible, il saisit par grappe tout grain de folie, jusqu’à franchir l’espoir et plonger dans l’audace. Alors, comme une promesse il se dit à voix basse combien vivre pouvait être bon.

Les plumes d’Asphodèle chez Émilie. A partir du thème MARÉE quatorze mots à placer : horaire – variation – remous – haute – lune – oscillation – va-et-vient – vent – mascaret – plage – brouillard – grain – syzygie – basse.

Flotter au dessus du vieil océan et voir courir le ciel.

StJeanDeLuz1

Nous en rêvons parfois. Et comme les rêves la fragilité du lien reste palpable. Nous longeons la bordure des songes, les bras écartés pour garder l’équilibre. La cime des arbres se balance dans le vent du sud et celui du nord, les branches s’agitent en prélude de l’avenir, s’entrelacent dans l’amplitude des sentiments immenses. La Terre vibre presque sans bruit, on entend seulement le souffle des résonances en réponse à l’espérance. Et certains soirs il nous vient aussi cette aspiration, celle d’imaginer le monde de demain, un futur où les peuples seront rapapillotés, et celle plus secrète — celle que je garde pour moi —, où l’infini se dévoilera aussi dans tes yeux. Nous évoquons quelques souvenirs et tu insistes pour qu’ils demeurent sans regrets, alors on s’applique tous à les filer à toute allure sur les métiers à tisser et si un fil casse tu t’empresses de le réparer. Tes doigts œuvrent avec adresse dans un élan généreux et ça me fait toujours un drôle d’effet de te regarder travailler ainsi, comme si rien ne te semblait jamais impossible à saisir. Ni le passé sanglant, ni l’avenir incertain. Quelquefois j’ai le sentiment que tu es la seule à entendre les brins d’existence. Quand les peines et l’aridité des cœurs se dévoilent dans un cri à peine perceptible tu le sais avant les autres et lorsque dans un murmure les joies et les soubresauts d’un élan possible s’animent d’une inclinaison future, tu es la première à nous le dire.

Je rêve alors. Comme un môme qui s’éveille après un long sommeil, je flotte au dessus du vieil océan, je prends ta main et nous regardons courir le ciel. C’est parce que nous avons accès à ces rêves-là que je peux poursuivre la route, continuer à tisser une œuvre perpétuelle sur laquelle les liens unissent au-delà de l’univers. Dans l’atelier, fil après fil, années après années, nous, les tisserands de la Terre tissons le réel, et si quelques brins nous échappent, s’enrobent de songes et d’utopie, nous avons appris à les laisser courir eux aussi. Ce n’est pas parce que le monde  ne s’y arrête pas, ne les voit pas, ne les entend pas, qu’ils n’existent pas, dis-tu.

Ma participation chez L’atelier sous les feuilles avec un joli petit défi : produire un texte à partir de trois mots imposés.