L’homme et la mer II

Face aux vagues grises ourlées d’algues et d’écume, les lignes de tes mains parcourant le chant discret de l’apesanteur et dans tes yeux le calme des matins du monde. Regardant vers le silence, là où le couchant illumine l’horizon, le corps épousant les parfums maritimes, la brise et les embruns, tu es de ceux qui même éloigné d’elle respire la mer.

Eté 2023 – Moliet et Maa

Ombre portée

Une toile à peindre face à la fenêtre.

Comme la naissance d’un tableau éphémère, dans la lumière de l’après-midi, la fenêtre, le voilage et ma silhouette en ombres portées se sont invités sur la toile.

Le goût sucré du présent renouvelé.

@ Fred Hedin

Tu avais choisi le restaurant parce que son nom sonnait comme une promesse gourmande et généreuse. Dans le froid de cette nuit d’hiver, les lumières du lieu nimbaient les vitrages de rose et d’ambre et offrait une certaine intimité. A peine devinait-on les gens à l’intérieur. Je me souviens avoir pensé que même l’éclairage public patinait les murs d’une couleur cuivrée comme celle de tes cheveux. Peut-être aurions-nous dû entrer comme prévu, nous assoir et commander le menu de ton choix. Nous aurions pu, c’est certain. Nous aurions sans aucun doute apprécié le charme du lieu et les plats proposés. Tu m’avais dit ne pas vouloir rentrer tard chez toi car tu devais partir tôt le lendemain et j’entendais dans la tonalité de ta voix bien d’autres choses que l’on n’osait pas se dire. Nous aurions pu entrer, dîner et repartir chacun chez soi. Mais l’audace m’a saisi avant même de franchir le seuil du restaurant. Un élan franc teinté de sentiments épicés. Oui, la confiance m’habillait comme une seconde peau. C’était bien davantage qu’une promesse gourmande, c’était la certitude d’années généreuses avec toi. Le goût sucré du présent renouvelé.

Tu dis que je suis un vieux sentimental et ma foi, c’est fort possible. Pourtant lorsque je me penche vers toi, que ma main plonge dans ta chevelure blanche à présent, ton sourire gourmand est le même que lorsque je t’ai embrassée ce soir-là.

Une photo, quelques mots, atelier d’écriture Bric à Book n°426

Un couple sans histoire

@ Fred Hedin

Là où les pavés réfléchissent la lumière des luminaires, Damien avance. Il avance au creux de la ville qui sommeille et des rues calmes des nuits sans lune. Ce soir, Damien a quitté sa femme et sa maison. Il part sans rien d’autre que ce qu’il porte sur lui comme s’il allait revenir et rentrer chez lui. Mais pas cette fois, il le sait. D’un pas franchi il a parcouru un chemin inouï. Il part sans retour, la trouille au ventre et l’espoir titubant. Il avance le cœur battant fort, avec juste assez d’estime pour ne pas reculer. Il aura fallu bien des hésitations, des espoirs avortés pour apprendre à ne plus subir l’amour malsain de Sylvie. Il aura fallu entendre parler de ces hommes qui, comme lui, ont enduré des années de comportements toxiques pour enfin oser partir.

Qui peut prétendre connaître ce qui se vit derrière les murs des maisons. Qui peut dire les silences frappés d’hostilité qui suintent derrière les volets fermés. Les phrases assassines, les incessantes humiliations. Chut ! Il demeure des prisons affectives à l’intérieur des logis dont on se garde bien de parler.

Une photo, quelques mots, Bric à book 424

Sur les murs tapissés de fleurs

© Fred Hedin

On a franchi le seuil du squat sans rien dire et, comme pour marquer notre passage, nos godasses ont laissé des traces de boue mêlées de neige sur le plancher. Le premier jour de l’année traverse la fenêtre et emplit la pièce d’une lumière blanche perçante, presque immaculée. Comme avant, le salpêtre imprègne les murs et sous l’humidité le plafond s’écaille sans fin. A l’inverse, malgré l’absence et le silence, le lieu possède encore une présence écrasante. Il y a les voix et les rires, la musique, les bouteilles qui s’entrechoquent, le crack, la beuh. Anna qui danse avec Jérémie. Eloïse qui n’ose rien avant d’avoir trop bu, toi qui bats la mesure sur ton djembé et les autres, ceux de passage, ceux qui repartent alors que l’on reste tous les cinq, soudés comme les doigts de la main. Anna insistait sur cela, c’était nous contre le reste du monde. La famille que nous avions choisie. Un abri à l’intérieur d’un refuge. A l’image du squat, nous étions un peu fêlés, cassés, fragilisés par des vies dissolues dont on ne parlait pas. On ne refaisait pas le monde, non, on survivait et c’était déjà une victoire en soi. Une année de plus de franchie, disait Héloïse comme si l’idée d’avoir davantage n’était pas envisageable.

Je ne sais pas ce qui me pousse à revenir tous les ans. Toi, tu parles de pèlerinage à la con et je ne relève pas le ton légèrement moqueur que tu prends parce que tu m’accompagnes à chaque fois. Sur les murs tapissés de fleurs, j’entends ricocher le rire d’Eloïse, la voix grave de Jérémie, je retrouve ici le sourire d’Anna. Ne pleure pas, chuchotes-tu en chassant tes propres larmes de tes yeux.

A défaut de pierres tombales, à défaut de lieu où nous recueillir, il reste cet appart figé dans le temps, où, comme une blague foireuse, la banderole porte encore pour épitaphe « bonne année ».

Une photo, quelques mots. Bric à Book #423

C’était l’heure après le souper, avant de rejoindre le dortoir.

@yerson Retamal

De ses doigts flétris, Paula caresse la couverture du livre qu’elle tient entre les mains. Elle sait le temps qui passe et qui n’attend personne. Et de ce temps qu’il lui reste, elle lit. Et relit parfois ce livre à la couverture usée et maintes fois lu qui l’accompagne depuis si longtemps que les pages ont jauni.

A l’école secondaire Sainte Marie où étudiait Paula, les distractions étaient rares. Les journées consacrées à apprendre à tenir une maison occupaient les jeunes filles, de l’aube au crépuscule. Il y avait cependant cette heure particulière où les élèves s’initiaient à la couture et au point de croix. Une heure studieuse et exaltée, suspendue à la lumière tamisée des lampes à pétrole et à la voix de sœur Bénédicte. C’était l’heure après le souper, avant de rejoindre le dortoir. Une heure qui avait le goût des oranges en hiver, la douceur des sablés à la cannelle et la saveur du gingembre confit. Paula se souvient de la fébrilité qui habitait ses consœurs et elle-même lorsque sœur Bénédicte s’asseyait sur la chaise face à elles. Le dos bien droit contre le dossier de bois, le livre entre ses mains, sœur Bénédicte attendait que le silence se fît. Les chuchotements des élèves s’atténuaient, leur attention focalisée sur la religieuse qui ouvrait le livre. Avant de commencer la lecture, sœur Bénédicte vérifiait toutefois que les jeunes filles se remettaient bien à l’ouvrage, ce qu’elles s’empressaient de faire. L’oisiveté n’avait pas sa place en ces lieux et c’était sous cette condition qu’elles pouvaient entendre la suite des aventures de Sir Percy Blakerney, alias le « Mouron Rouge ».

Il revenait à sœur Bénédicte de choisir le livre et elle prenait grand soin de favoriser ce héros de légende insaisissable, galant, amoureux et invincible. Sous la tonalité de la voix de la religieuse, – tantôt tragique, tantôt légère, les personnages prenaient vie avec tant de réalisme que Paula s’interrogeait sur le choix qu’avait fait sœur Bénédicte d’entrer dans les ordres. Peut-être, celui de lui donner goût à la lecture, avait-elle réalisé des années plus tard.

La nuit venue, dans le dortoir, les jeunes filles rêvaient alors, et il se disait que sœur Bénédicte, rêvait aussi.

Bric à Book : Une photo, quelques mots #421

Le Mouron Rouge de la Baronne Orczy (1865-1947)

L’homme et la mer

Alors que tu longes la mer comme on rêve l’apaisement ; en bordure de dunes, les oyats, les chardons, les liserons tanguent sous la brise et annoncent les premiers signes de l’apesanteur. L’intranquillité devient sans horizon, loin de toute flottaison. Tu t’enracines dans le sable au milieu des coquillages et le balancement lent des vagues murmure ce parfum piquant et iodé du sable humide. C’est une musique. Celle qui se lit sans bruit et berce le temps du littoral. Une mélodie. Peut-être naissante ou saisie sur le vif du vent levant. Une bouffée d’enfance qui surgit et que tu laisses partir. Tu ne retiens rien. Seul ton cœur qui bat lent et tranquille.

Elise

En cours d’anglais, tu t’es assise à côté de moi. Parce que tu as tourné ton stylo-plume entre tes doigts, mon regard s’est attardé sur tes mains. Des mains de musicienne ai-je dit et tu as haussé un sourcil, surprise. Je t’imagine jouer du piano, mais non, tu as opté pour le violon dis-tu dans un murmure. Tu es studieuse. Souvent silencieuse. Parce que tu n’appartiens à aucun groupe, tu es souvent l’objet de médisances. Ta différence fait peur. Creuse un peu plus ta solitude. Tout te semble faussé, d’un avis douteux. De ta présence incertaine, tu intimides. Tu glisses ton mal-être dans la mesure et la retenue et parfois tu vires à l’arrogance. Tu n’aimes pas qu’on te regarde. Sous le jugement des autres tu vacilles, tu te replies comme on se flétrit. Tu te caches derrière un voile d’indifférence qui révèle ta vulnérabilité. Tu as le regard grave de ceux qui taillent les silences et les âmes en quête de paix. Tu glisses dans une existence éthérée, sans trame comme si toutes blessures pouvaient rester de l’autre côté du miroir. Tu te dérobes à toi-même, tu aimerais que l’on t’oublie. Pourtant je te vois. Je te vois comme jamais. Et si le souffle des voix en toi te défient d’y lire notre histoire, j’avance un pas après l’autre vers toi, Elise.

Mathilde

Photo Jacqueline Roberts

Eclairé par le soleil d’une fin d’après-midi de mai le salon vibre de lumière. Il y flotte un parfum douçâtre de roses fanées. Dans l’appartement que nous habitons — quatrième étage sans ascenseur —, le bureau se trouve proche de la fenêtre qui donne sur le jardin public. J’y fais mes devoirs depuis mes premières années scolaires car j’aime laisser mon regard se perdre vers les grands arbres et les taches de couleur qu’offrent les fleurs des massifs. Dans les grandes allées, la course-poursuite des touts petits enfants sont comme des ombres mouvantes. Sur le bureau se trouve une photo encadrée sur laquelle je tiens contre moi un ballon trop grand et toi qui me tiens dans tes bras. Ce jour-là, outre le cadre photo, il y a une feuille posée bien en évidence. Une feuille blanche sur laquelle tu as écrit trois phrases à l’intention de maman. Anna, je pars. Je te quitte. Je repasserai chercher mes affaires.

Trois lignes d’une écriture ferme et sèche qui prennent une large place sur le format A4. Je peine à croire que tu aies oublié que je fais mes devoirs sur ce bureau. J’y goûte aussi, même si maman et toi l’avez interdit. Mais vous n’êtes pas là lorsque je reviens de l’école et je prends soin de bien enlever les miettes que les BN à la fraise ne manquent pas de tomber sur le bois sombre. De toute façon depuis ce jour, ça n’a plus la même importance. Je continus à faire mes devoirs sur le bureau et à y goûter et maman pleure dans sa chambre.

Trois phrases c’est peu et pourtant celles-ci ont façonné le devenir de mon existence. Elles m’ont accompagné tant de fois. Elles ont tourné en vrac dans ma tête. Dans un sens puis dans un autre, peu importe au fond laquelle prend le pas sur les autres, elles me défient d’y trouver autre chose que ce qu’elles signifient.

J’ai grandi papa. Le bureau n’a pas changé de place. La photo a été enlevée par maman. Je l’ai rangée dans le livre sur les dauphins que tu m’avais offert pour mes sept ans et que je n’ai plus ouvert après ça.

Parce que tu n’es jamais revenu ni n’as plus donné de nouvelles, j’ai longtemps cherché à comprendre ton abandon. Je me suis construite autour de ton silence et de ton absence. Autour de ces trois phrases où visiblement je n’avais aucune place.

J’ai grandi papa. Prisonnière du doute, je subsiste au milieu des autres comme on tombe dans l’oubli. Je suis un grain de sable, perdue dans le flot du courant.

La valeur de l’instant

J’ai saisi la valeur de l’instant comme un éclat de bonheur simple. De la fraicheur du vent sous le soleil d’avril. Le parfum de l’herbe coupée. Les voix autour de moi. Vivantes. Et dans les branches nues du catalpa les mésanges qui échangeaient je ne sais trop quelle conversation chantée.

Regarde-moi d’où tu es

Regarde-moi d’où tu es, j’écoute le vent des souvenirs comme une musique lointaine, à peine murmurée à la surface liquide.  J’efface la peine à coup de turbulence et d’ardeur. C’est dire que ne pas s’attarder est gage d’avancée car je perds le fil du temps jusqu’à oublier les traces qui me hantent. Regarde-moi d’où tu es, je creuse encore le sable avec mes mains d’enfant pour voir la mer s’étendre à l’horizon. Et si les promesses de demain ne seront jamais figées sur des photos, je te parle. Je te parle sans réserve, tu sais. Il est plus facile de dire l’absence dans le silence qui suit les grands départs, c’est un dialogue complice qui ne mesure pas le temps. Regarde-moi d’où tu es, je traverse l’écume comme le lit des rivières me berce. Les jours passent dissemblables et ma voix en dedans n’a de cesse de te dire les sourires esquissés ; la lumière qui se lève sans toi. Regarde-moi d’où tu es, le littoral se pare toujours d’ocres et de bleus sous les embruns du jour.

Jeu 72 « L’écume des jours » S’inspirer du titre du roman et de la photo.

Jour bleu

Après l’aube, le silence entre dans le jour. Les heures paressent encore, à l’abri des noctambules endormis. Le vent vibre dans les cimes des pins maritimes, le jour s’aventure, vagabond ; bleu comme l’été, animé de lumière et de feu.

On pourrait croire le monde à la lisière de deux mondes et, le ciel à notre portée, dans cet équilibre parfait qui chemine entre les racines. J’entends courir la promesse des fleuves à travers la terre et tous les chemins secrets épousant le paysage.

Eté

Peuplé du murmure du monde

dans l’intervalle à l’amplitude vaste

le vent chante la terre

Ecoute

la rivière sourdre avec assurance

le sentier palpiter au rythme des arbres

écorces en dentelles

herbes folles

racines séculaires

rhizomes

limon

toute fusion ensemencée de la genèse au dénouement

dans la lumière étirée de fin d’après-midi

nos pas dansent la marche des nuages

et la tête levée vers le ciel clairsemé de fragrance d’été

on avance

tranquilles

un goût d’enfance sauvage sur les lèvres.

Traquer l’oubli

Photo : @ Ivan Tsaregorodtsev

Fouillant l’oubli des années

L’oubli des souvenirs

L’oubli de ma peine

Et celui de mon sourire

Respirant l’éveil de la résistance

Et l’agitation du précaire

Je traque ma mémoire

A l’art de vieillir se dispute le tragique de la défaillance

Je compulse le présent

Et poursuis le désir de vivre

Le désir d’être

Le désir

Le

L’

L’oubli

Une photo, quelques mots : Bric à book n°401

Respire

Respire.
C’est ce que tu m’as dit avant de partir et je me suis longtemps demandé ce que tu entendais par là. Pendant des années on a absorbé et rejeté l’air avec l’indifférence écrasante des comploteurs, à peine conscients d’être à bout de souffle – laisse-moi cinq minutes, j’étouffe, me disais-tu - avant que l’on reparte si vite que l’on tanguait ivres, dans la foule hâtive, saoulés par le vacarme de la ville, les cris.
Respire.
On se pressait de vivre tout en maintenant le cap, plongés dans le flux ininterrompu du sérieux de nos performances. Nous étions malléables, tournés vers les plaisirs factices, le besoin de réussite, usant de faveurs plutôt que de douceur. A dominer de notre importance les auditoires, à croire à une élévation quand il était question de soumission.
Respire.
Je me suis répété tes mots, ta voix en moi vibrant encore de cette fébrilité teintée de tranquillité qui me donnait le drôle de sentiment de m’être éloigné de moi-même pendant que toi, toi, tu stoppais net notre course.

J’ai reçu une photo de toi. Toi assise au bout du monde, entourée de fleurs sauvages. Le paysage respire et je devine que toi aussi. Au-delà de la terre, la mer, vaste étendue bleue aux îles floutées délie les nœuds de toute forme d’asphyxie.

Bric à book – Une photo, quelques mots n°396