Le pion

C’était une fin d’été écrasé de soleil. L’air brûlant tremblait au-dessus de la terre. Arthur, Rémi et moi nous étions donné rendez-vous sous le grand chêne. J’avais toujours été fascinée par le contraste entre l’étendue si vaste des terres alentours qui à cette saison, prenait des allures de désolation et le foisonnement impérial des branches de l’arbre. Au printemps et en été, ses feuilles caressaient le ciel et nous avec. C’était notre lieu. Un lieu assez éloigné du village, en haut d’une colline, où le monde prenait des allures d’appartenance. Ici, nous y avions vécu nombre de rires et des rêves accessibles. Nous y avions vécu l’amitié et puis un jour, l’amour.

Enfants, nous grimpions sur les larges branches de l’arbre pour nous y asseoir et tout devenait plus grand. Le ciel, l’air, la terre, le parfum des saisons. Lorsque je fermais les yeux, j’entendais le rythme de la mer dans le bruissement des feuilles. Cela donnait le sentiment d’appartenir à une multitude à la fois statique et chatouilleuse.

Je connaissais Rémi depuis l’enfance. Nous avions l’âme aventureuse, le désir de bousculer notre quotidien et à l’âge de cinq ans nous avions fondé La MLDS (Mission pour la Liberté des Doudous Sympathiques) puis à dix ans le PEAC (Petits Ecoliers Anarchistes et Créatifs). On passait notre temps à réinventer le monde. Arthur, quant à lui, était arrivé l’été de nos onze ans.

Du jour de notre rencontre ce dernier avait naturellement trouvé sa place parmi nous. Une sorte d’alter égo qui bravait les défis avec autant de désinvolture que nous. Nous ne comptions plus le nombre d’heures de colle partagées pendant nos années collège. On s’était un peu assagi en entrant au lycée, mais nos rêves restaient tangibles. Nous étions épris de liberté, d’un appétit sauvage et insatiable. Nous formions un trio à l’équilibre fort, que rien, me semblait-il, ne pouvait séparer. Les nuits où nous nous échappions de nos maisons pour nous retrouver tous les trois renforçait ce sentiment. Allongés sur la colline, les yeux levés vers le ciel éclairé de constellations, moi calée entre eux deux, nous comptions les étoiles filantes et nos vœux si semblables concrétisaient notre réalité. Leurs corps étaient chauds, avec cette fragrance d’été singulière que je n’ai jamais retrouvée depuis. Auprès d’eux mon univers s’élargissait, prenait une ampleur nouvelle. Tout me paraissait possible ; l’infini accessible.

Ce jour-là, pour une obscure raison, Arthur avait décliné mon offre de faire le trajet tous les trois jusqu’au chêne. J’avais cherché à savoir pourquoi, sans oser le lui demander franchement, d’autant qu’il freinait ses réponses. Et puis Rémi m’avait saisi la main. Il avait dit, ne t’inquiète pas, il viendra. Si Rémi s’exprimait avec assurance, Arthur se racontait avec parcimonie. C’était un garçon farouche, à l’intelligence vive, au regard fier et perdu à la fois. Sa mère était morte d’un cancer lorsqu’il avait six ans et il vivait seul avec son père. Il nous avait confié cela sans ménagement, au cours du premier été que nous avions passé ensemble, entre deux facéties et une course poursuite dans les champs. Rémi et moi étions restés sans voix, puis d’un seul élan on lui avait saisi chacun une de ses mains et on avait dévalé la pente de la colline en hurlant comme des sauvages.

Arthur avait constamment sur lui une pièce d’échec qu’il tournait souvent entre ses doigts. C’était un pion — une pièce au demeurant peu importante — qui pouvait pourtant changer à tout moment le cours d’une partie. Récemment, il m’avait dit que contrairement aux autres pièces, elle n’avait d’autre choix que celui d’aller de l’avant. Et j’entendais bien à sa voix qu’il me disait d’autres choses, sans que je sache les entendre.

Comme Rémi me l’avait assuré, Arthur vint nous retrouver. Mais il paraissait loin, son corps en retrait de nous, à l’image de son regard fermé.

– Je pars, dit-il abruptement. Mon père est muté à l’étranger. On déménage demain.

– Mais demain c’est la rentrée, dis-je sottement.

– J’ai toujours ton rapporteur, renchérit Rémi et c’était un peu comme si le fait même de ne pas le lui avoir rendu allait retarder le départ d’Arthur, voire lui donner la possibilité de rester avec nous.

– Aucune importance, répondit-il en haussant les épaules.

L’épaisseur du silence qui suivit nous surpris tous les trois. Je réprimai un frisson, fixant la ligne d’horizon sans réussir à la voir, masquée par la brume de chaleur et septembre se noyait à l’intérieur.

– Allons à la rivière, dit alors Rémi et je vis le visage d’Arthur se détendre et esquisser un sourire.

C’était une excellente idée, d’autant qu’une veille de rentrée il n’y aurait personne près du cours d’eau. C’était comme défier le temps, le ralentir un peu pour oublier l’avenir sans Arthur. Lorsque nous revinrent sous le chêne, le jour déclinait. On savait sans avoir besoin de le formuler que nous resterions ensemble jusqu’au bout de la nuit, nos corps et nos souffles mêlés avant l’apaisement du sommeil.

A l’aube, je me réveillai d’un bond et mon sursaut éveilla Rémi, allongé tout contre moi. Mon cœur battait d’une douleur sourde. Je m’assieds, mes bras cernant mes genoux, le regard dirigé vers le bas de la colline. La silhouette d’Arthur y dansait, s’éloignant jusqu’à disparaître de ma vue. C’était un premier jour de rentrée, sans saveur et sans charme.

Mais au pied du chêne Arthur avait déposé deux pièces d’échecs. Deux pions de bois poli comme celui qu’il gardait toujours sur lui. Rémi en déposa un dans ma main, garda l’autre au creux de la sienne, puis à notre tour nous descendîmes la colline. Nous aussi n’avions d’autre choix que celui d’aller de l’avant.

Pour l’agenda ironique de septembre, hébergé par Sabri Na. Il fallait raconter un souvenir de rentrée d’école au sens large et ajouter six mots : rapporteur, pion, colle, ligne, rythme et cour (ou cours ou court ou courre) et insérer la phrase suivante  : « cela donnait le sentiment d’appartenir à une multitude à la fois statique et chatouilleuse » de Véronique Ovaldé ainsi qu’un détournement de un ou plusieurs sigles qui composent ce joli jargon académique qui fait la joie des professeurs, dixit Sabri Na. 🙂

*MLDS : Mission de Lutte contre le Décrochage scolaire
*PEAC : Parcours d’éducation artistique et culturelle

 

Un goût de fraise

Un petit avant-goût de Noël avec ce récit, premier article publié sur Palette d’expressions, il y a déjà 8 ans… Bonne dégustation 🙂

Veille de Noël. De passage chez mes parents, je réalise que je ne m’attarde jamais plus de deux jours, par ici. Le quartier a changé. Les champs alentours se sont peuplés d’habitats résidentiels, les ronds-points ont remplacé les feux tricolores. À l’impression familière se mêle celle d’y être étranger. Bien plus que la nostalgie, les souvenirs qui peuplent les lieux m’évoquent le temps qui passe.
En dépit de la pluie, des enfants lèvent le regard vers les lumières festives qui ricochent sur le bitume humide. Les éclairages ostentatoires des commerces rénovés m’agressent un peu. Il n’y a que le bar tabac, un peu en retrait des autres boutiques avec son unique guirlande se balançant sur le côté du chambranle qui semble anachronique. Le tintement de la clochette à l’ouverture de la porte reste identique à ma mémoire et m’arrache un sourire. Combien d’heures à user le skaï rouge des banquettes, à refaire le monde avec les copains du lycée, à s’envelopper de la fumée de nos cigarettes, en buvant une bière ? Certainement davantage que celles vécues en cours. La tête du patron n’a pas changé. S’il n’affiche plus son cigarillo à la commissure des lèvres, loi oblige, il est en tout point égal à celui qui nous servait vingt-cinq ans plus tôt. Il est de ceux qui sont vieux avant l’âge puis qui paraissent rajeunir alors que mes tempes grisonnent à présent.

Je ne m’attarde guère, le temps de payer mon paquet de cigarettes et me voilà à courir vers la boulangerie. Je suis chargé d’acheter la brassée de baguettes de pain et l’inévitable bûche glacée qu’attendent les convives. A cette heure-ci il y a foule, mais la jeune boulangère est efficace et mes pas s’arment de patience dans la file d’attente. C’est sans compter sur la cliente quatre personnes devant moi qui hésite sur les différentes variétés de pain. J’entends le soupir impatient de la femme qui me devance, puis très distinctement la voix de la cliente s’exclamer qu’elle prendra également des fraises.

—   Des fraises ?  s’étonne la boulangère.

—   Oui, là sur le comptoir, ce sont bien des fraises non ?

—   Ah oui ! Je vous laisse vous servir.

Trois personnes me privent de la vue, je ne distingue qu’un manteau noir et quelques courtes mèches blondes mais je sais pertinemment qui se tient devant le comptoir. Sa voix est bien celle que j’entendais rire contre moi dans les vapeurs du bar d’à côté.

Hélène.

Elle dégageait une assurance que nous lui envions, savait se faire silencieuse à la différence de ses congénères qui caquetaient à l’autre bout du café. Lorsqu’elle nous embrassait, un large sourire sur ses lèvres pleines, ses cheveux longs effleuraient notre visage. Régulièrement, elle nous demandait des pièces pour le juke-box. Nous ne lui refusions jamais parce qu’à la faveur de la musique elle laissait son corps se bercer des sonorités. Nous savourions la vision, subitement muets, à fixer les ondulations de ses courbes. J’avais bien du mal à me concentrer sur les cours de l’après-midi après ces moments-là, d’autant qu’elle s’asseyait juste devant moi. Des images insensées me venaient à contempler son dos et sa chevelure ambrée. Des mots aussi, diablement érotiques que je n’osais écrire encore moins lui dire. La nuit, j’emportais dans mon sommeil son foulard, un jour oublié dans le bar sur lequel flottait son parfum floral.

Elle n’aimait pas le chocolat que nous achetions par plaque de trois chez l’épicier, ni la bière. Elle roulait ses cigarettes avec dextérité, buvait des cafés sans sucre dans lequel elle laissait tomber ce bonbon à la forme orbiculaire qu’elle dégustait ensuite lentement : une fraise Tagada.

Elle en avait toujours quelques-unes enfermées dans un sachet de papier blanc, dans lequel elle piochait régulièrement. Ses lèvres se teintaient de carmin, parsemées de cristaux de sucre blanc. Invariablement, elle passait un doigt sur le renflement coloré, avec une innocence qui frisait l’indécence.

Le souvenir est ancien et étonnamment présent. Un matin de printemps nous nous retrouvons tous les deux avant les cours à boire un café. Elle parle peu, baille sans discrétion, le regard encore ensommeillé. Il y a un réel bonheur à la regarder s’éveiller. Assis près d’elle, j’anticipe ses gestes. Le sachet de papier déposé sur la table de formica, la main qui plonge à l’intérieur afin d’en extraire la fraise. La bouche qui vient cueillir le bonbon, les doigts un peu poisseux qu’elle aspire vivement et son sourire qui me séduit. Sur l’étendue de chair écarlate un grain de sucre subsiste. L’impulsion incontrôlée me vient à laisser glisser mon pouce dessus. Ses prunelles soutiennent mon regard, je sens son souffle s’échapper de ses lèvres entr’ouvertes. Mon cœur bat follement, mon corps se tend, s’approche, mon regard s’accroche au sien. Elle est si proche maintenant. Mes doigts roulent sur sa joue, s’évadent vers la nuque, attirent son visage plus près encore. Je ne saisis nulle résistance, bien au contraire et m’enhardis davantage. J’effleure l’incandescence, la brûlure vive charnelle et colorée de ses lèvres. La pression est légère, une caresse timide aux antipodes de mon audace. C’est un instant fragile, hésitant, pourtant il nous captive et c’est Hélène qui devance le baiser, ses lèvres s’ouvrent, me happent, avides d’ivresse. Je reçois d’un coup la saveur de sa bouche, la générosité sucrée et légèrement piquante de sa langue qui m’invite. L’expression de mes sens éveillés, j’expérimente la douceur subtile et exquise. L’incomparable goût de fraise offert.

Un peu sous le choc de la fulgurance des souvenirs qui reviennent, je la vois traverser la boulangerie, les bras chargés de pains, sur lesquels trône un sachet de papier blanc. Je ne fixe que celui-ci, devinant sans peine les bonbons acidulés qui s’y trouvent, pourtant mon regard l’attire et son pas hésite un court instant. Le sourire que je lui adresse est incertain sans doute timoré et elle ne s’y attarde pas. Sans attendre elle franchit les portes coulissantes d’un pas vif. Je retiens l’impulsion de me retourner, de lui rappeler ce dernier printemps, avant que nos routes ne s’éloignent. C’est si loin maintenant. Depuis des décennies chacun poursuit son existence, loin d’ici. Il n’y a guère que les fêtes de famille pour me retenir un moment en ses lieux. Je repars demain, vivre la vie que je me suis choisie. Un métier prenant, une ex-femme, quelques amis sincères, une foule de choses à faire que je ne fais jamais, une vie assez ordinaire somme toute, mais avec la conviction qu’aujourd’hui est mieux qu’hier.

À mon tour, les bras chargés de mes achats, je me retrouve dans la rue, pressant le pas afin de rejoindre ma voiture. Il pleut toujours, la nuit tombée renforce cette sensation de froid pénétrant qui glace les os. Avec soin je dépose sur le siège passager la buche, puis les baguettes de pain, avant de me hâter à rejoindre le volant. Mais plus rien ne presse. Il pleut, cependant les gouttes ne m’atteignent pas. Le froid humide non plus.

Elle est là, devant moi, le sourire aux lèvres, le sachet de papier blanc imbibé de pluie d’où elle extrait une fraise qu’elle glisse entre ses lèvres pleines.

—   Tu en veux une ? demande-t-elle, le regard brillant, malicieux, heureux.

Infinis fragiles

Faut-il atteindre l’indigo
Des jours de pluie
Et la lumière des nuits sans étoiles
Pour parler de mémoire
Ces infinis fragiles
Des hommes qui affrontent le noir
Et se retiennent de tomber
Là où la mer tresse les souvenirs
 
Comme on s’amarre malgré la rouille
Aux vagues bleues du souffle majeur
J’entends battre en nous
Le bruit sourd
Du manque et de la douleur

Jeu 53 chez La Licorne. Deux contraintes : quatre couleurs plus quatre mots tirés d’un poème d’Arthur Rimbaud : étoile, infini, mer, homme pour une poésie entre quatre et seize vers.

Ce qui nous lie

L’arôme du café s’échappe en volutes odorantes. On a veillé si tard que c’est déjà le matin. J’ai laissé les heures coupées d’insomnies accaparer la nuit. Je vous ai regardés dormir. On a tous drôlement vieillis. Mais dans votre sommeil, je vous ai trouvé beaux. Beaux à l’intérieur de vos coquilles fragiles, beaux de vos vécus. Nous six, c’est une drôle de combinaison. Des disputes et des rires. Des projets de vie, des luttes, des rêves différents. Des défauts en pagaille. Et un lien filial tellement fort qu’il me grandit encore. Bien sûr, toi t’es plus là, et c’est bancal sans toi, mais on entend toujours ta voix au détour d’une intonation, on te retrouve dans l’expression d’un regard, d’un geste, d’un rire de l’un de nous. T’as pas disparu de nos répertoires téléphoniques.

Je suis sortie de la maison. Pieds nus dans la verdure j’ai foulé les hautes herbes humides de rosée. Ça chante le printemps tout autour de moi. Les oiseaux se lèvent si tôt.

J’ai marché jusqu’à l’étang. Sur la berge, le radeau de notre enfance n’est plus qu’un souvenir, quelques restes de bois recouverts de mousses et de champignons. Entre les roseaux, ça grouille de têtards. J’entends les cris de nos batailles dans l’eau glauque.

Au bruit soudain de la musique assourdissante qui s’échappe de la maison, je sursaute avant d’éclater d’un rire bref. Il n’y en a qu’un pour réveiller les autres au son d’une fanfare. Au moins, toi, maintenant, tu n’as plus à supporter cela.

Les rideaux s’ouvrent. A présent le soleil emplit la maison. Le brouhaha des voix me ramène vers vous. On s’enlace comme des enfants. T’es là, à l’intérieur de nous.

J’ai fermé les yeux. Je te sens tout près. Et comme au temps de l’enfance, je laisse les voix de ceux que j’aime apaiser mes peurs. C’est un doux murmure bordé de velours. Il y a tant de vie en nous qu’elle balaie l’idée même de ta disparition.

On ne se promet rien. Nos silences parlent pour nous. Nous savourons ce qui nous lie.

Les plumes d’Asphodèle chez Emilie. Quatorze mots à placer dans le texte : OISEAU FANFARE SOLEIL RIDEAU COMBINAISON VERDURE CAFE INSOMNIE RENOUVEAU VELOURS SOMMEIL SURSAUTER SORTIR SAVOURER

Toucher le ciel

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Simon était buté, râleur. Il me faisait penser à un volcan prêt à entrer en irruption. Toujours sur la défensive, près à riposter dès qu’on mettait en doute son autorité. C’était le plus âgé des enfants du village. Enfin ça c’était avant que ma mère et moi on s’installe dans le bourg. La première fois qu’on s’était croisé, c’était à la boulangerie. Il était derrière moi dans la file d’attente. J’avais senti son regard peser sur moi et quand je m’étais tournée vers lui il m’avait demandé d’un ton brusque : t’as quel âge ?

Quatre jours d’écart, trois heures et cinquante-sept minutes ‒ en ma faveur. Ça ne lui avait franchement pas plu.

J’étais aussi plus grande de taille et j’osais lui tenir tête quand il houspillait les plus jeunes sans raison. Quatre ans plus tard j’étais toujours plus âgée que lui mais il me dépassait d’une bonne tête. Chaque matin et chaque soir de la semaine on prenait le bus scolaire pour le collège, puis pour le lycée. Il passait devant ma maison au moment où j’en sortais. Alors on faisait le trajet ensemble jusqu’à l’arrêt de bus. Il n’était assurément pas du matin et il appréciait que je garde le silence. Dans le bus, il s’asseyait au fond, les jambes étalés devant lui, croisait les bras sur son torse et fermait les yeux. Isabelle s’installait toujours à côté de lui. Il levait un œil sur elle, elle lui souriait, embrassait sa joue et quelque rares matins, effleurait ses lèvres. C’était à ce moment précis qu’il me regardait et que je détournais la tête.

Le soir, sur le chemin du retour il me demandait comment j’allais. C’était comme si le jour commençait réellement à partir de ce moment-là. Il parlait alors. Il m’écoutait aussi. Et son sourire était si grand. Il disait, t’as touché le ciel aujourd’hui ? Comme si c’était la chose la plus importante que je devais accomplir dans ma vie. Pour toute réponse, je me contentais d’un haussement d’épaules. Je n’osais pas lui demander ce qu’il entendait par là. Je me souviens encore de la sensation de plaisir qui roulait sur ses mots quand il me demandait cela. Je me souviens de la chaleur de sa voix. C’était comme une promesse.

J’ai pris connaissance du cliché des années plus tard. Il illustrait un article dans un magazine. Simon semblait avoir réussi sa vie professionnelle. Il était question de souvenirs. La photo n’était pas de très bonne qualité et était titrée Le plus beau souvenir d’elle. En arrière plan on distinguait le lac et l’aire de jeu. L’œil du photographe était centré sur moi. J’ignorais qu’il était là. Moi, j’étais ailleurs. Loin dans le balancement de l’euphorie. La sensation est revenue. Brutale et légère. Je frôlais l’air. Je plongeais vers le sol avant de m’élancer vers le ciel. Haut. De plus en plus en haut. J’entendais mon rire à l’intérieur de moi, avant qu’il ne bondisse dans le vent. J’entendais mon rire.

Crédit photo Pinterest

Nuits d’octobre (agenda ironique)

Ce furent des nuits singulières, de celles qui s’inscrivent dans la chair et dans l’âme. Un moment croisé imprévisible. Je pourrais parler d’attente inattendue parce que notre histoire c’est un peu cela. Le reflet d’une hésitation. Un premier rendez-vous manqué à vingt ans, une timidité mutuelle qui s’était prolongée et nous avait éloignés toutes les années qui avaient suivi.

Je t’ai reconnue à ton sourire. La maturité l’a embelli. Il crée sur ton visage de jolies ridules, des ondes de joie à chaque fois que je te regarde. C’est un présent particulier. Une réalité évidente qui balaye le doute. Nos vies établies et les gens que nous aimons deviennent un souvenir lointain. Octobre nous offre une échappée sur laquelle nous nous arrimons. Juste pour un temps, juste le temps de nous aimer, parce que nous ne pouvons pas faire différemment, nous ne savons pas faire différemment. Nous aimer jusqu’à l’épuisement, m’as-tu dit. Mais nous n’étions pas certains d’atteindre un jour l’épuisement. Au contraire plus les nuits passaient plus nous nous sentions fort de l’amour que l’on recevait de l’autre.

On tangue sous le poids du désir, on balbutie des mots maladroits qui prennent la mesure de notre sentiment. Toutes les nuits je sillonne les ondulations de ton corps, je découvre les constellations que forment tes grains de beauté, c’est à chaque fois une nouvelle histoire qui se dessine. Tes mains, ta bouche sont partout à la fois, insatiables, curieuses, gourmandes. Tour à tour nous laissons l’amour nous aimer. Et puis il y a la chaleur de ton ventre, la distance qui soudain n’existe plus et les nuits d’octobre qui deviennent audacieuses et terriblement vivantes. Au fil de ces nuits partagées, j’entends le murmure de l’amour. Ça palpite de plus en plus fort comme un écho à ces rêves de gosse que l’on a, lorsqu’on aime pour la première fois. Les jours trop longs dans l’attente de te retrouver, les nuits généreuses, bien trop courtes. Et le désir, le désir de toi qui s’amplifie, qui fait ombrage à toutes les autres nuits vécues sans toi. C’est un temps particulier, non prémédité. Juste un présent ridiculement court et intensément long. Trente et une nuits. Aurait-on pu en vivre mille et une ? Et autant d’autres jusqu’à notre mort ? Oui, je lisais dans tes yeux que l’idée ne te déplaisait pas, ton sourire l’attestait aussi. On aurait pu. Aurait-on dû ?

Parce que d’autres ont toujours leur place dans nos vies, nous avons repris la route de notre propre existence. Ce temps dérobé s’est terminé comme il a commencé. Tu vois, j’ignore où tu habites et avec qui. Je t’invente une vie dont je ne connais rien. Je t’espère heureuse. Mais tu me manques. Souvent. Tout le temps. Le sais-tu ?

Depuis, tous les ans, octobre s’habille d’ombre. Il me reste cependant ce souvenir durable des nuits vécues près de toi. Ces nuits particulières, où l’ombre se fait lumineuse. Octobre fait battre fort mon cœur, trente et une nuits qui m’habitent encore.

 

 

 

 

 

C’était à Trucmuche, faubourg de Machin-Chose, dans les jardins de l’oncle Untel au fin fond de la campagne anglaise.

Comme un avant-goût estival, (ou pas) un texte fantaisiste à l’image du thème et des photos collages proposé par Anne pour l’agenda ironique du mois de juin.

Au hasard de mon humeur j’ai pioché parmi les deux photos  proposées ci-dessous pour imaginer le récit qui suit et comme les consignes sont aussi faites pour être détournées, les mots imposés (soulignés) ne sont pas repris dans l’ordre demandé. Où serait la fantaisie promise sans cela ? 🙂

C’était à Trucmuche, faubourg de Machin-Chose, dans les jardins de l’oncle Untel au fin fond de la campagne anglaise. Qu’il pleuve, qu’il vente, que le soleil ou la neige se pointe, la famille s’y rendait un dimanche par mois. La table disposée au centre du jardin était recouverte d’une nappe immaculée sur laquelle de nombreux scones et autres petits fours encore chauds attendait les convives. Le thé était servi à dix-sept heures tapantes, quelque soit la saison. Un rituel auquel le maître des lieux tenait. Généralement, l’oncle nous accueillait installé dans un fauteuil voltaire, les jambes croisées, la stature droite, un peu hautaine. Son fils Nicomède collectionnait les nœuds papillons. Il avait le sourire un peu niais, une coupe de cheveux , une coupe insupportable, vous voyez le genre de coupe qui agace ? Eh bien, elle l’était, croyez-moi ! J’attendais que sa mère, — ma tante, pour ceux qui ne suivraient pas —, cesse ses regards accusateurs envers moi pour écheveler la tête de son fils (mon cousin) qui se laissait faire avec bonne humeur. Avec ma sœur, nous le surnommions Niquedouille. Il appréciait son surnom, sur lequel il inventait des chansons en rimes. De la poésie chantante finissant en « ouille » qui nous poursuivait ensuite pendant des jours mais je reconnais que nous apprécions les fredonner avec lui.

Une fois le thé bu et les scones savourés, je m’allongeais sur l’herbe, et je comptais les longues minutes d’ennui qui s’égrainaient en heures. J’entendais le brouhaha des voix qui papillonnaient loin de moi, j’espérais que le temps passe vite mais ce n’était jamais le cas. Niquedouille sautillait un peu trop près de mon corps étendu. Quelquefois, oui quelquefois il s’imaginait être le lapin blanc d’Alice. J’avais suggéré que le rôle du chapelier fou lui siérait davantage mais il avait toujours refusé d’endosser celui-ci. Il gigotait donc en oubliant qu’il avait encore en main sa tasse à demi-pleine. Ainsi, recevais-je comme l’extrême-onction sur mon lit de mort des gouttelettes tiédasses. Même si j’aimais assez jouer les moribondes, je ne savais pas si je devais me réjouir des taches de thé tenaces sur mon chemisier.

Pour passer le temps nous inventions ainsi des jeux qui réjouissaient notre esprit, et invariablement nous finissions par miser sur l’avenir. Lorsque nous étions gamins nous pariions des bonbons pralinés qui collaient aux dents que la tante de Niquedouille nous offrait. Nous détestions cela, Niquedouille le premier, et la plupart du temps nous les balancions discrètement aux crocodiles. En grandissant nos mises avaient pris de la valeur. Nous n’avions aucun scrupule à parier avec les objets qui pullulaient dans le vaste jardin. Nous les dérobions en douce mais le vol était aisé. Il y en avait un nombre considérable si bien que personne n’y faisait attention. Des objets que l’oncle avait ramenés de ses pérégrinations aventureuses dans la ville, des objets soi-disant rentables et érigés dans le jardin, comme un rappel sur l’inutilité des choses, aussi avions-nous un large choix pour nos enjeux. Nos paris visaient toujours des martingales improbables, des moyens à long terme, du genre : quelques évènements qui pourraient changer l’humanité, un sursaut de conscience collective vers un meilleur devenir. Ouais, des trucs auxquels nous étions de moins en moins certains de croire à force d’entendre la folie du monde autour de nous. Mais parfois l’espoir sommeillait encore en toute discrétion.

Je me souviens du dernier dimanche où nous nous sommes tous retrouvés. Un goût de nostalgie imprégnait l’air et je m’étais fait la réflexion que malgré les longues journées d’été monotones, et celles plus courtes froides et humides en hiver, beaucoup de souvenirs y avaient leur place. Des souvenirs un peu hors du temps. J’aimais bien cette idée-là et Niquedouille attestait lui aussi que rien ne serait plus pareil une fois qu’ils auraient déménagé. Le temps risquait d’être tout à coup monochrome, me répétait-il avec un soupir.

Parce que la famille allait déménager. L’oncle Untel avait décidé de louer la demeure et de s’éloigner des dangers telluriques des lieux. Depuis plusieurs mois, les crocodiles envahissaient non seulement la piscine mais la propriété tout entière. Les bestioles nous regardaient de leurs yeux globuleux, avec une sorte de considération cannibale un peu dérangeante. Je n’étais pas stupide, j’avais même compris bien avant les autres que fourbir à longueur de temps les sculptures et autres objets triomphants qui abondaient dans le jardin de la propriété finirait par réveiller massivement les alligators. Tout le monde sait bien que trop de décrassage provoque une insurrection des crocodiles. Non ?

Fragment de vie

La photo découverte entre les pages du livre avait glissé pour tomber sur le tapis. Curieux, je l’avais saisie. Le cliché pris avec un Polaroid n’était pas de bonne qualité, mais ton regard tourné vers moi et ton éclat de rire me souvinrent de toi.
Je venais d’arriver en vacances chez un ami commun. Je ne te connaissais pas encore. Lorsque je t’ai vue cette première fois, l’été de nos seize ans, tu creusais une tranchée avec tes mains pour y faire venir l’eau tout autour de ton château de sable. Tu m’avais demandé mon aide, d’un air espiègle, te moquant gentiment du groupe d’amis qui, plus loin, te snobait un peu. Tu t’inventais une histoire de sombre magie, envoûtant les habitants du château avec tes mots. Des brindilles de bois, ramassées en haut de la dune, faisaient office de personnages que tu déplaçais au gré de ton imaginaire. Je t’avais regardée un peu surpris et tes yeux m’avaient souri. Des yeux noirs étonnamment lumineux, et je n’avais pas tardé à penser que la sorcière c’était toi. Je m’étais assis tout près pour t’écouter raconter.
Le brin de folie qui te caractérisait animait les heures passées tous ensemble. J’enviais ton aisance, le naturel qui te portait. Tu complimentais souvent chacun de nous, tu t’enthousiasmais d’un rien, pensais que la vie était belle mais c’était toi qui l’étais. Tu balançais des phrases comme ça, défiant notre pessimisme en des jours meilleurs avec ce sourire extraordinaire qui illuminait tes yeux. Je ne voyais qu’eux pour tout dire. De grandes billes noires, pétillantes et malicieuses. Lorsque tu apparaissais, je n’entendais plus les sons, ni les voix autour de moi. Mon cœur battait fort, j’essuyais la moiteur de mes mains sur mon jean 501, mon préféré, depuis le jour où tu m’avais dit qu’il m’allait bien. Ton regard alimentait les heures de la nuit. Je rêvais, éveillé. Les mots se bousculaient pour te dire combien je t’aimais. J’écrivais des poèmes que jamais tu ne lirais tout en maudissant un peu ce romantisme qui me venait à te fréquenter.
Au matin, j’arpentais la plage espérant te croiser seule. Tes pieds nus caressaient le sable, tu t’aventurais dans l’eau ta jupe relevée jusqu’à mi-cuisse. Parfois il te prenait l’envie de courir et ton rire éclatait dans la fraîcheur de l’air. Tes longues foulées éclaboussaient le littoral mais je ne regardais que tes cheveux bruns voler, indisciplinés, s’emmêler au vent et aux embruns. Oui j’ai ce souvenir là de toi : ta peau, ta chevelure, imprégnées des senteurs de la mer.
Et celui si doux de ce soir où je t’ai enlacée. Dans la nuit je n’apercevais que ta silhouette qui scrutait le ciel dans l’attente du départ des feux d’artifice. C’est, je crois, ce qui m’a aidé à franchir le pas. Je n’envisageais pas de m’aventurer au-delà de l’instant, du moins pas de suite, mais tu t’es retournée vivement pour prendre mes lèvres et l’explosion de ton souffle m’enhardit pour donner à ce baiser toute l’intensité que je ressentais à vivre à tes côtés. Ta saveur, ta candeur, ton abandon se mêlaient à nos caresses malhabiles. Je savourais le temps et l’été renaissait à chaque fois.
Il y avait ta voix qui me chamboulait quand tu racontais les histoires qui te passaient par la tête, tes gestes qui suivaient, tes mains qui racontaient aussi. Parfois tu t’arrêtais, plissais les yeux et souriais avant d’effleurer mes lèvres, de m’enivrer de tes baisers. Je te retenais et puis tu t’échappais dans un éclat de rire.
Lorsque nous nous revîmes l’été suivant il y avait comme une évidence à se retrouver. Douze mois avaient passé, loin l’un de l’autre. Douze mois à vivre nos vies, sans se donner de nouvelles. Nos baisers retrouvèrent la fraîcheur oubliée des premiers, une certitude dans le chaos de notre adolescence. Pourtant ta main se perdait rarement dans la mienne, tu restais indépendante, un peu sauvage. Tu paraissais plus âgée, ta maturité m’effrayait. Je ne savais pas toujours comment réagir face à tes lubies, ta spontanéité à suivre tes envies me déstabilisait un peu. J’étais dépassé, certainement perdu devant l‘assurance qui t’animait. Sensiblement différente.
Je n’ai pas su m’adapter, je crois que j’ai eu peur de toi, de tes désirs, de ces moments que tu t’accordais sans moi, de cette liberté que tu dégageais.
Tu m’as dit que tu comprenais, mais j’ai vu tes yeux bordés de larmes. J’ai regretté mes mots, je t’ai demandée de me reprendre, t’ai suppliée, je crois, de revenir.
Je me souviens des chaleurs écrasantes qui sévirent dans la région cette année là et j’ai pensé un peu tard que l’été sans toi, c’était l’hiver qui s’installait déjà.

Couleur sépia

Je craignais parfois de te réveiller lorsque je venais m’asseoir dans ce fauteuil à bascule qui grinçait un peu. La chambre séparée par des stores suspendus n’isolait de rien et je me plaisais à t’imaginer, encore endormie dans notre vaste lit, les draps recouvrant à peine les courbes de ton corps. Chaque nuit passée ensemble, le sommeil me fuyait. Je t’observais, belle métamorphose de nos sens. Je comptais les constellations que dessinaient tes grains de beauté, je respirais ton parfum des îles, j’effleurais ta peau ambrée. Mes mains épousaient ton corps, le modelait afin d’y laisser mon empreinte et que la tienne s’imprime à son tour sur mes paumes.
J’écoutais ton cœur, ton souffle lent et ton sourire. Parfois tu esquissais un mouvement, tu cherchais ma chaleur. Je t’enlaçais, tu te perdais en moi et je m’enivrais de toi. Nous parlions rarement mais nos yeux se racontaient les instants goûtés.
Lorsque tu te levais dans la chaleur moite, tu dansais presque dans la grâce de tes mouvements. Je te considérais venir vers moi, mutine, délicieusement impudique et je lâchais mon livre, je savourais notre histoire et notre alcôve ombragée devenait éden.

Laurence Délis ©

couleur sépia

L’envol de Louise

Le froid mordant de l’hiver. L’herbe blanchit crissant sous ses pas et son souffle chaud qui créait des volutes régulières.
Malgré les accidents du terrain Anna courait au rythme régulier de ses foulées. En traversant les champs en friche, elle s’était donnée ce temps. Quelques corbeaux, dérangés par ses mouvements voletaient un instant pour se poser un peu plus loin. D’une indicible présence le manque était là. Son cœur battait vite et fort. Elle savait bien que sa course rapide n’était pas seule en cause. Elle se sentait déchirée, amputée même.
Au loin, les cloches de l’église sonnèrent 18 h. La nuit s’annonçait, froide et lumineuse. La lune pleine éclairait déjà la route qui menait à la maison. Il fallait bien rentrer et raconter. Reculer l’échéance ne mènerait nulle part. Anna redoutait les confrontations à venir. Elle voulait se protéger encore un peu. Pourtant il fallait bien qu’elle dise, qu’elle révèle. Pour apprendre sans doute, comme le lui répéter Louise et accepter, quelque soit la douleur. Sa sœur n’était pas l’aînée des deux pour rien, se disait-elle, en songeant au caractère généreux et compréhensif qui la caractérisait. Elle avait de toute façon toujours su quoi faire dans les situations difficiles. Anna suivait, à chaque fois, rassurée par ce lien si grand qui les liait.

La maison exhalait les arômes de pain chaud et de gâteau aux épices. Maminou avait une fois encore œuvrée pour accueillir ses petites-filles. Mathieu, en équilibre sur sa chaise, dodelinait de la tête, en écoutant Nirvana. Malgré le casque vissé sur ses oreilles tout le monde pouvait en profiter. Il leva un œil sur sa sœur pour s’en détourner aussi vite. Il semblait que ces derniers temps il ne faisait que ça. La fuir. Sous ses airs de rockeur, il cachait un cœur d’or pourtant. Mais Anna ne s’y attarda pas. Il y avait un temps pour tout. Et sur le moment elle souhaitait juste se blottir dans les bras chaleureux qui s’ouvraient pour l’accueillir. Un instant, juste un instant dans la chaleur pour mieux affronter le présent. Là, elle chercha ses mots. C’était Louise qui débutait toujours les phrases et puis elle qui les terminaient, dans cette complicité joyeuse qui les unissait. Un mot en appelait un autre, une phrase ricochait sur une autre et le rire suivait souvent un rien libérateur. Mais Louise n’était pas là. Louise était partie.
— Louise a disparu ! Elle était là près de moi et puis soudain elle n’était plus là, dit-elle d’une voix cassée par l’émotion et l’inquiétude.
— Quoi ? Mais qu’est-ce que tu racontes encore ma petite ? grogna le grand-père en remuant avec une cuillère en bois la mixture qui chauffait sur le gaz. Arrête un peu avec tes histoires, c’est pénible à force !
— Non ! Non ! Cette fois c’est plus grave. Le temps que je me retourne, elle était déjà montée dans une voiture inconnue. Et depuis c’est le silence.
— Vraiment ? Et tu crois qu’elle est allée où ? Tu veux que je te dise moi comment je vois les choses ?
— Ça suffit Robert ! Laisse la petite tranquille !
— Non mais vraiment c’est plus possible ça ! s’exaspéra-t-il
— Laisse là je te dis, et concentre toi plutôt sur la crème ! Ça ne doit pas bouillir !
Bougonnant, mais obéissant le vieil homme se détourna d’Anna.
— Allez ma chérie ne reste pas là, tu vois bien qu’on est occupé, dit sa grand-mère d’une voix douce.
— Mais Louise a disparu, elle a vraiment disparu ! Pourquoi vous ne voulez pas m’écouter !
— Mais on t’écoute, ma chérie. Tiens je vais te faire un bon chocolat chaud, comme lorsque tu étais petite, tu veux ?
Ce n’était pas un chocolat chaud qui allait réchauffer le cœur d’Anna. L’indifférence que ses grands-parents manifestaient à l’égard de la disparition de sa sœur, glaçait tout son être. Elle tremblait à présent, se sentait amputée d’elle-même. Elle avait mal d’avoir mal. Louise était partie et cela ne les affectait nullement. Bien sûr, pensa-t-elle, ils ne pouvaient comprendre. C’était sa jumelle. Sa moitié.
— Ecoutez-moi, elle n’est plus là…
— Oui, oui, on a entendu Anna, fit Maminou. Ne t’inquiète pas. Tiens j’entends ta mère qui rentre, va donc l’accueillir.
Oui, se dit Anna, sa mère entendrait sûrement. Malgré le regard sévère et la lassitude des traits, malgré la pesanteur qu’elle entrevoyait dans le corps et dans les gestes, sa mère ne pourrait rester insensible à la disparition soudaine. Louise était sa fille aussi. Elles étaient deux. Identiques et si proches l’une de l’autre que beaucoup se méprenait sur l’identité de l’autre. Elles en jouaient souvent. C’était si drôle de constater qu’elles pouvaient être deux et une tout à la fois. Même leur mère se trompait souvent. Elle n’appréciait guère la supercherie mais c’était le risque lorsque l’on avait des filles si semblables. Anna avait remarqué qu’elle se trompait moins souvent depuis quelque temps, mais c’était normal, elles changeaient un peu en grandissant. Louise voulait même s’affranchir davantage, se différencier de sa sœur. Malgré la réprobation de leur mère, elle s’était fait poser un piercing à l’arcade sourcilière défiant sa jumelle d’en faire autant. Mais non, Anna ne s’y était pas résolu. Pas encore.
— Maman, s’il te plait, toi écoute-moi.
— Oh Anna ça ne peut pas attendre ? La journée a été difficile !
— Mais c’est à propos de Louise !
Anna entendit le soupir et vit la crispation des traits sur le visage de sa mère mais elle n’en tint pas compte. Il fallait qu’elle raconte
— Quoi Louise ? fit sa mère d’une voix plus dure.
— Elle a disparu. Elle était là, si près de moi et l’instant d’après elle n’était plus là ! Je l’ai vu maman ! Une voiture l’attendait. Louise est montée dedans, sans un regard, sans un mot pour moi ! Elle est partie maman !
Sous les traits sévères et les rides que les soucis creusaient, Anna vit la douleur et la peine de sa mère. Cela la rassura un peu. Mais si peu, si peu.
Elle eut le désir soudain de courir. De chausser ses baskets et de tracer les kilomètres, dans le rythme effréné de la course. Que chaque foulée martèle la terre, s’imprègne de son allure régulière. Louise suivrait. La soutiendrait. Elle l’avait toujours fait.
Où qu’elle soit, où qu’elle soit.
Louise sera là.

Elle pleurait maintenant, silencieusement, face à sa mère qui paraissait aussi démunie qu’elle.
Pourquoi tout devenait-il si sombre tout à coup ? Pourquoi, le monde s’arrêtait-il de tourner brusquement ? Elle se sentait perdue et abandonnée. Sans le soleil qui brillait dans les yeux de Louise, elle n’était plus qu’une coquille vide. Louise qui illuminait la nuit la plus noire par ses sourires et sa voix. Louise qui avait pris son envol, définitivement.
Un jour de l’été dernier, fauchée par une voiture qui ne s’était jamais arrêtée.

Laurence Délis ©