Le pion

C’était une fin d’été écrasé de soleil. L’air brûlant tremblait au-dessus de la terre. Arthur, Rémi et moi nous étions donné rendez-vous sous le grand chêne. J’avais toujours été fascinée par le contraste entre l’étendue si vaste des terres alentours qui à cette saison, prenait des allures de désolation et le foisonnement impérial des branches de l’arbre. Au printemps et en été, ses feuilles caressaient le ciel et nous avec. C’était notre lieu. Un lieu assez éloigné du village, en haut d’une colline, où le monde prenait des allures d’appartenance. Ici, nous y avions vécu nombre de rires et des rêves accessibles. Nous y avions vécu l’amitié et puis un jour, l’amour.

Enfants, nous grimpions sur les larges branches de l’arbre pour nous y asseoir et tout devenait plus grand. Le ciel, l’air, la terre, le parfum des saisons. Lorsque je fermais les yeux, j’entendais le rythme de la mer dans le bruissement des feuilles. Cela donnait le sentiment d’appartenir à une multitude à la fois statique et chatouilleuse.

Je connaissais Rémi depuis l’enfance. Nous avions l’âme aventureuse, le désir de bousculer notre quotidien et à l’âge de cinq ans nous avions fondé La MLDS (Mission pour la Liberté des Doudous Sympathiques) puis à dix ans le PEAC (Petits Ecoliers Anarchistes et Créatifs). On passait notre temps à réinventer le monde. Arthur, quant à lui, était arrivé l’été de nos onze ans.

Du jour de notre rencontre ce dernier avait naturellement trouvé sa place parmi nous. Une sorte d’alter égo qui bravait les défis avec autant de désinvolture que nous. Nous ne comptions plus le nombre d’heures de colle partagées pendant nos années collège. On s’était un peu assagi en entrant au lycée, mais nos rêves restaient tangibles. Nous étions épris de liberté, d’un appétit sauvage et insatiable. Nous formions un trio à l’équilibre fort, que rien, me semblait-il, ne pouvait séparer. Les nuits où nous nous échappions de nos maisons pour nous retrouver tous les trois renforçait ce sentiment. Allongés sur la colline, les yeux levés vers le ciel éclairé de constellations, moi calée entre eux deux, nous comptions les étoiles filantes et nos vœux si semblables concrétisaient notre réalité. Leurs corps étaient chauds, avec cette fragrance d’été singulière que je n’ai jamais retrouvée depuis. Auprès d’eux mon univers s’élargissait, prenait une ampleur nouvelle. Tout me paraissait possible ; l’infini accessible.

Ce jour-là, pour une obscure raison, Arthur avait décliné mon offre de faire le trajet tous les trois jusqu’au chêne. J’avais cherché à savoir pourquoi, sans oser le lui demander franchement, d’autant qu’il freinait ses réponses. Et puis Rémi m’avait saisi la main. Il avait dit, ne t’inquiète pas, il viendra. Si Rémi s’exprimait avec assurance, Arthur se racontait avec parcimonie. C’était un garçon farouche, à l’intelligence vive, au regard fier et perdu à la fois. Sa mère était morte d’un cancer lorsqu’il avait six ans et il vivait seul avec son père. Il nous avait confié cela sans ménagement, au cours du premier été que nous avions passé ensemble, entre deux facéties et une course poursuite dans les champs. Rémi et moi étions restés sans voix, puis d’un seul élan on lui avait saisi chacun une de ses mains et on avait dévalé la pente de la colline en hurlant comme des sauvages.

Arthur avait constamment sur lui une pièce d’échec qu’il tournait souvent entre ses doigts. C’était un pion — une pièce au demeurant peu importante — qui pouvait pourtant changer à tout moment le cours d’une partie. Récemment, il m’avait dit que contrairement aux autres pièces, elle n’avait d’autre choix que celui d’aller de l’avant. Et j’entendais bien à sa voix qu’il me disait d’autres choses, sans que je sache les entendre.

Comme Rémi me l’avait assuré, Arthur vint nous retrouver. Mais il paraissait loin, son corps en retrait de nous, à l’image de son regard fermé.

– Je pars, dit-il abruptement. Mon père est muté à l’étranger. On déménage demain.

– Mais demain c’est la rentrée, dis-je sottement.

– J’ai toujours ton rapporteur, renchérit Rémi et c’était un peu comme si le fait même de ne pas le lui avoir rendu allait retarder le départ d’Arthur, voire lui donner la possibilité de rester avec nous.

– Aucune importance, répondit-il en haussant les épaules.

L’épaisseur du silence qui suivit nous surpris tous les trois. Je réprimai un frisson, fixant la ligne d’horizon sans réussir à la voir, masquée par la brume de chaleur et septembre se noyait à l’intérieur.

– Allons à la rivière, dit alors Rémi et je vis le visage d’Arthur se détendre et esquisser un sourire.

C’était une excellente idée, d’autant qu’une veille de rentrée il n’y aurait personne près du cours d’eau. C’était comme défier le temps, le ralentir un peu pour oublier l’avenir sans Arthur. Lorsque nous revinrent sous le chêne, le jour déclinait. On savait sans avoir besoin de le formuler que nous resterions ensemble jusqu’au bout de la nuit, nos corps et nos souffles mêlés avant l’apaisement du sommeil.

A l’aube, je me réveillai d’un bond et mon sursaut éveilla Rémi, allongé tout contre moi. Mon cœur battait d’une douleur sourde. Je m’assieds, mes bras cernant mes genoux, le regard dirigé vers le bas de la colline. La silhouette d’Arthur y dansait, s’éloignant jusqu’à disparaître de ma vue. C’était un premier jour de rentrée, sans saveur et sans charme.

Mais au pied du chêne Arthur avait déposé deux pièces d’échecs. Deux pions de bois poli comme celui qu’il gardait toujours sur lui. Rémi en déposa un dans ma main, garda l’autre au creux de la sienne, puis à notre tour nous descendîmes la colline. Nous aussi n’avions d’autre choix que celui d’aller de l’avant.

Pour l’agenda ironique de septembre, hébergé par Sabri Na. Il fallait raconter un souvenir de rentrée d’école au sens large et ajouter six mots : rapporteur, pion, colle, ligne, rythme et cour (ou cours ou court ou courre) et insérer la phrase suivante  : « cela donnait le sentiment d’appartenir à une multitude à la fois statique et chatouilleuse » de Véronique Ovaldé ainsi qu’un détournement de un ou plusieurs sigles qui composent ce joli jargon académique qui fait la joie des professeurs, dixit Sabri Na. 🙂

*MLDS : Mission de Lutte contre le Décrochage scolaire
*PEAC : Parcours d’éducation artistique et culturelle

 

33 réflexions sur “Le pion

  1. La magnifique métaphore du pion a fait couler quelques larmes tant mon cœur était serré de l’intensité ressentie à la lecture de ta participation, Laurence.
    La séparation d’avec ceux que nous aimons est toujours un passage sensible, alors quand celui qui part laisse un tel message à ceux qui restent… Comment dire…
    Je ne trouve pas d’autres mot que whouah pour essayer d’en dire plus sur la beauté de ce texte.
    Merci.

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