Le pion

C’était une fin d’été écrasé de soleil. L’air brûlant tremblait au-dessus de la terre. Arthur, Rémi et moi nous étions donné rendez-vous sous le grand chêne. J’avais toujours été fascinée par le contraste entre l’étendue si vaste des terres alentours qui à cette saison, prenait des allures de désolation et le foisonnement impérial des branches de l’arbre. Au printemps et en été, ses feuilles caressaient le ciel et nous avec. C’était notre lieu. Un lieu assez éloigné du village, en haut d’une colline, où le monde prenait des allures d’appartenance. Ici, nous y avions vécu nombre de rires et des rêves accessibles. Nous y avions vécu l’amitié et puis un jour, l’amour.

Enfants, nous grimpions sur les larges branches de l’arbre pour nous y asseoir et tout devenait plus grand. Le ciel, l’air, la terre, le parfum des saisons. Lorsque je fermais les yeux, j’entendais le rythme de la mer dans le bruissement des feuilles. Cela donnait le sentiment d’appartenir à une multitude à la fois statique et chatouilleuse.

Je connaissais Rémi depuis l’enfance. Nous avions l’âme aventureuse, le désir de bousculer notre quotidien et à l’âge de cinq ans nous avions fondé La MLDS (Mission pour la Liberté des Doudous Sympathiques) puis à dix ans le PEAC (Petits Ecoliers Anarchistes et Créatifs). On passait notre temps à réinventer le monde. Arthur, quant à lui, était arrivé l’été de nos onze ans.

Du jour de notre rencontre ce dernier avait naturellement trouvé sa place parmi nous. Une sorte d’alter égo qui bravait les défis avec autant de désinvolture que nous. Nous ne comptions plus le nombre d’heures de colle partagées pendant nos années collège. On s’était un peu assagi en entrant au lycée, mais nos rêves restaient tangibles. Nous étions épris de liberté, d’un appétit sauvage et insatiable. Nous formions un trio à l’équilibre fort, que rien, me semblait-il, ne pouvait séparer. Les nuits où nous nous échappions de nos maisons pour nous retrouver tous les trois renforçait ce sentiment. Allongés sur la colline, les yeux levés vers le ciel éclairé de constellations, moi calée entre eux deux, nous comptions les étoiles filantes et nos vœux si semblables concrétisaient notre réalité. Leurs corps étaient chauds, avec cette fragrance d’été singulière que je n’ai jamais retrouvée depuis. Auprès d’eux mon univers s’élargissait, prenait une ampleur nouvelle. Tout me paraissait possible ; l’infini accessible.

Ce jour-là, pour une obscure raison, Arthur avait décliné mon offre de faire le trajet tous les trois jusqu’au chêne. J’avais cherché à savoir pourquoi, sans oser le lui demander franchement, d’autant qu’il freinait ses réponses. Et puis Rémi m’avait saisi la main. Il avait dit, ne t’inquiète pas, il viendra. Si Rémi s’exprimait avec assurance, Arthur se racontait avec parcimonie. C’était un garçon farouche, à l’intelligence vive, au regard fier et perdu à la fois. Sa mère était morte d’un cancer lorsqu’il avait six ans et il vivait seul avec son père. Il nous avait confié cela sans ménagement, au cours du premier été que nous avions passé ensemble, entre deux facéties et une course poursuite dans les champs. Rémi et moi étions restés sans voix, puis d’un seul élan on lui avait saisi chacun une de ses mains et on avait dévalé la pente de la colline en hurlant comme des sauvages.

Arthur avait constamment sur lui une pièce d’échec qu’il tournait souvent entre ses doigts. C’était un pion — une pièce au demeurant peu importante — qui pouvait pourtant changer à tout moment le cours d’une partie. Récemment, il m’avait dit que contrairement aux autres pièces, elle n’avait d’autre choix que celui d’aller de l’avant. Et j’entendais bien à sa voix qu’il me disait d’autres choses, sans que je sache les entendre.

Comme Rémi me l’avait assuré, Arthur vint nous retrouver. Mais il paraissait loin, son corps en retrait de nous, à l’image de son regard fermé.

– Je pars, dit-il abruptement. Mon père est muté à l’étranger. On déménage demain.

– Mais demain c’est la rentrée, dis-je sottement.

– J’ai toujours ton rapporteur, renchérit Rémi et c’était un peu comme si le fait même de ne pas le lui avoir rendu allait retarder le départ d’Arthur, voire lui donner la possibilité de rester avec nous.

– Aucune importance, répondit-il en haussant les épaules.

L’épaisseur du silence qui suivit nous surpris tous les trois. Je réprimai un frisson, fixant la ligne d’horizon sans réussir à la voir, masquée par la brume de chaleur et septembre se noyait à l’intérieur.

– Allons à la rivière, dit alors Rémi et je vis le visage d’Arthur se détendre et esquisser un sourire.

C’était une excellente idée, d’autant qu’une veille de rentrée il n’y aurait personne près du cours d’eau. C’était comme défier le temps, le ralentir un peu pour oublier l’avenir sans Arthur. Lorsque nous revinrent sous le chêne, le jour déclinait. On savait sans avoir besoin de le formuler que nous resterions ensemble jusqu’au bout de la nuit, nos corps et nos souffles mêlés avant l’apaisement du sommeil.

A l’aube, je me réveillai d’un bond et mon sursaut éveilla Rémi, allongé tout contre moi. Mon cœur battait d’une douleur sourde. Je m’assieds, mes bras cernant mes genoux, le regard dirigé vers le bas de la colline. La silhouette d’Arthur y dansait, s’éloignant jusqu’à disparaître de ma vue. C’était un premier jour de rentrée, sans saveur et sans charme.

Mais au pied du chêne Arthur avait déposé deux pièces d’échecs. Deux pions de bois poli comme celui qu’il gardait toujours sur lui. Rémi en déposa un dans ma main, garda l’autre au creux de la sienne, puis à notre tour nous descendîmes la colline. Nous aussi n’avions d’autre choix que celui d’aller de l’avant.

Pour l’agenda ironique de septembre, hébergé par Sabri Na. Il fallait raconter un souvenir de rentrée d’école au sens large et ajouter six mots : rapporteur, pion, colle, ligne, rythme et cour (ou cours ou court ou courre) et insérer la phrase suivante  : « cela donnait le sentiment d’appartenir à une multitude à la fois statique et chatouilleuse » de Véronique Ovaldé ainsi qu’un détournement de un ou plusieurs sigles qui composent ce joli jargon académique qui fait la joie des professeurs, dixit Sabri Na. 🙂

*MLDS : Mission de Lutte contre le Décrochage scolaire
*PEAC : Parcours d’éducation artistique et culturelle

 

Le goût sucré du présent renouvelé.

@ Fred Hedin

Tu avais choisi le restaurant parce que son nom sonnait comme une promesse gourmande et généreuse. Dans le froid de cette nuit d’hiver, les lumières du lieu nimbaient les vitrages de rose et d’ambre et offrait une certaine intimité. A peine devinait-on les gens à l’intérieur. Je me souviens avoir pensé que même l’éclairage public patinait les murs d’une couleur cuivrée comme celle de tes cheveux. Peut-être aurions-nous dû entrer comme prévu, nous assoir et commander le menu de ton choix. Nous aurions pu, c’est certain. Nous aurions sans aucun doute apprécié le charme du lieu et les plats proposés. Tu m’avais dit ne pas vouloir rentrer tard chez toi car tu devais partir tôt le lendemain et j’entendais dans la tonalité de ta voix bien d’autres choses que l’on n’osait pas se dire. Nous aurions pu entrer, dîner et repartir chacun chez soi. Mais l’audace m’a saisi avant même de franchir le seuil du restaurant. Un élan franc teinté de sentiments épicés. Oui, la confiance m’habillait comme une seconde peau. C’était bien davantage qu’une promesse gourmande, c’était la certitude d’années généreuses avec toi. Le goût sucré du présent renouvelé.

Tu dis que je suis un vieux sentimental et ma foi, c’est fort possible. Pourtant lorsque je me penche vers toi, que ma main plonge dans ta chevelure blanche à présent, ton sourire gourmand est le même que lorsque je t’ai embrassée ce soir-là.

Une photo, quelques mots, atelier d’écriture Bric à Book n°426

Astrolabe le crabe

Astrolabe le vieux crabe chantait. Il n’avait pourtant chanté qu’une fois Tutti Frutti de Little Richard et depuis on le réclamait partout. On traversait des pays et des mers, on venait de loin pour le voir. Des touristes affublés de tee-shirt à son effigie, des gamins tenant des peluches à son image, des filles aux tenues affriolantes, tous armés de leur téléphone pour saisir d’un flash malhabile une photo du crabe chanteur. Astrolabe s’était bien demandé pourquoi, puis avait cessé de s’interroger sur l’absurdité de la chose. « C’est le plus beau jour de ma vie » entendait-il, même si Astrolabe restait planqué sous le sable, à l’abri de la foule en délire. Il ne sortait qu’à marée montante, malgré la cohue, lorsqu’il pouvait se laisser porter par les flots.

Il n’enviait nullement la condition d’humain, l’individualisme assumé, les échanges d’aménités et autres bassesses auxquels se livraient les gens pour l’inciter à venir faire le show sur des plateaux de fruits de mer ou pire dans un Frutti di mare des plus douteux. Sous le sable, Astrolabe rêvait. Il rêvait de ciels étoilés et de jours lumineux que l’on ne voyait guère depuis des lustres. De plages et d’océan vierges de pollution. Il rêvait de choses simples qui étaient devenus terriblement compliquées depuis que les hommes s’étaient imaginés propriétaire de la planète.

Pour l'agenda ironique de janvier hébergé chez TINIAK. Ecrire un texte en 223 mots maximum et insérer 3 mots minimum ou expressions : Tutti frutti, frutti di mare, marée, dentier de, crabe, crabouille, "ouille la là !" amen, aménité, "ite missa est !" 

C’était l’heure après le souper, avant de rejoindre le dortoir.

@yerson Retamal

De ses doigts flétris, Paula caresse la couverture du livre qu’elle tient entre les mains. Elle sait le temps qui passe et qui n’attend personne. Et de ce temps qu’il lui reste, elle lit. Et relit parfois ce livre à la couverture usée et maintes fois lu qui l’accompagne depuis si longtemps que les pages ont jauni.

A l’école secondaire Sainte Marie où étudiait Paula, les distractions étaient rares. Les journées consacrées à apprendre à tenir une maison occupaient les jeunes filles, de l’aube au crépuscule. Il y avait cependant cette heure particulière où les élèves s’initiaient à la couture et au point de croix. Une heure studieuse et exaltée, suspendue à la lumière tamisée des lampes à pétrole et à la voix de sœur Bénédicte. C’était l’heure après le souper, avant de rejoindre le dortoir. Une heure qui avait le goût des oranges en hiver, la douceur des sablés à la cannelle et la saveur du gingembre confit. Paula se souvient de la fébrilité qui habitait ses consœurs et elle-même lorsque sœur Bénédicte s’asseyait sur la chaise face à elles. Le dos bien droit contre le dossier de bois, le livre entre ses mains, sœur Bénédicte attendait que le silence se fît. Les chuchotements des élèves s’atténuaient, leur attention focalisée sur la religieuse qui ouvrait le livre. Avant de commencer la lecture, sœur Bénédicte vérifiait toutefois que les jeunes filles se remettaient bien à l’ouvrage, ce qu’elles s’empressaient de faire. L’oisiveté n’avait pas sa place en ces lieux et c’était sous cette condition qu’elles pouvaient entendre la suite des aventures de Sir Percy Blakerney, alias le « Mouron Rouge ».

Il revenait à sœur Bénédicte de choisir le livre et elle prenait grand soin de favoriser ce héros de légende insaisissable, galant, amoureux et invincible. Sous la tonalité de la voix de la religieuse, – tantôt tragique, tantôt légère, les personnages prenaient vie avec tant de réalisme que Paula s’interrogeait sur le choix qu’avait fait sœur Bénédicte d’entrer dans les ordres. Peut-être, celui de lui donner goût à la lecture, avait-elle réalisé des années plus tard.

La nuit venue, dans le dortoir, les jeunes filles rêvaient alors, et il se disait que sœur Bénédicte, rêvait aussi.

Bric à Book : Une photo, quelques mots #421

Le Mouron Rouge de la Baronne Orczy (1865-1947)

Elise

En cours d’anglais, tu t’es assise à côté de moi. Parce que tu as tourné ton stylo-plume entre tes doigts, mon regard s’est attardé sur tes mains. Des mains de musicienne ai-je dit et tu as haussé un sourcil, surprise. Je t’imagine jouer du piano, mais non, tu as opté pour le violon dis-tu dans un murmure. Tu es studieuse. Souvent silencieuse. Parce que tu n’appartiens à aucun groupe, tu es souvent l’objet de médisances. Ta différence fait peur. Creuse un peu plus ta solitude. Tout te semble faussé, d’un avis douteux. De ta présence incertaine, tu intimides. Tu glisses ton mal-être dans la mesure et la retenue et parfois tu vires à l’arrogance. Tu n’aimes pas qu’on te regarde. Sous le jugement des autres tu vacilles, tu te replies comme on se flétrit. Tu te caches derrière un voile d’indifférence qui révèle ta vulnérabilité. Tu as le regard grave de ceux qui taillent les silences et les âmes en quête de paix. Tu glisses dans une existence éthérée, sans trame comme si toutes blessures pouvaient rester de l’autre côté du miroir. Tu te dérobes à toi-même, tu aimerais que l’on t’oublie. Pourtant je te vois. Je te vois comme jamais. Et si le souffle des voix en toi te défient d’y lire notre histoire, j’avance un pas après l’autre vers toi, Elise.

Mathilde

Photo Jacqueline Roberts

Eclairé par le soleil d’une fin d’après-midi de mai le salon vibre de lumière. Il y flotte un parfum douçâtre de roses fanées. Dans l’appartement que nous habitons — quatrième étage sans ascenseur —, le bureau se trouve proche de la fenêtre qui donne sur le jardin public. J’y fais mes devoirs depuis mes premières années scolaires car j’aime laisser mon regard se perdre vers les grands arbres et les taches de couleur qu’offrent les fleurs des massifs. Dans les grandes allées, la course-poursuite des touts petits enfants sont comme des ombres mouvantes. Sur le bureau se trouve une photo encadrée sur laquelle je tiens contre moi un ballon trop grand et toi qui me tiens dans tes bras. Ce jour-là, outre le cadre photo, il y a une feuille posée bien en évidence. Une feuille blanche sur laquelle tu as écrit trois phrases à l’intention de maman. Anna, je pars. Je te quitte. Je repasserai chercher mes affaires.

Trois lignes d’une écriture ferme et sèche qui prennent une large place sur le format A4. Je peine à croire que tu aies oublié que je fais mes devoirs sur ce bureau. J’y goûte aussi, même si maman et toi l’avez interdit. Mais vous n’êtes pas là lorsque je reviens de l’école et je prends soin de bien enlever les miettes que les BN à la fraise ne manquent pas de tomber sur le bois sombre. De toute façon depuis ce jour, ça n’a plus la même importance. Je continus à faire mes devoirs sur le bureau et à y goûter et maman pleure dans sa chambre.

Trois phrases c’est peu et pourtant celles-ci ont façonné le devenir de mon existence. Elles m’ont accompagné tant de fois. Elles ont tourné en vrac dans ma tête. Dans un sens puis dans un autre, peu importe au fond laquelle prend le pas sur les autres, elles me défient d’y trouver autre chose que ce qu’elles signifient.

J’ai grandi papa. Le bureau n’a pas changé de place. La photo a été enlevée par maman. Je l’ai rangée dans le livre sur les dauphins que tu m’avais offert pour mes sept ans et que je n’ai plus ouvert après ça.

Parce que tu n’es jamais revenu ni n’as plus donné de nouvelles, j’ai longtemps cherché à comprendre ton abandon. Je me suis construite autour de ton silence et de ton absence. Autour de ces trois phrases où visiblement je n’avais aucune place.

J’ai grandi papa. Prisonnière du doute, je subsiste au milieu des autres comme on tombe dans l’oubli. Je suis un grain de sable, perdue dans le flot du courant.

le seuil de l’espérance

Alors que l’on s’inquiète des ravages qui sévissent un peu partout, de l’abîme qui manque de nous faire chuter, il demeure dans ta bouche un goût de révolution de velours, un regard défié vers le monde en dérive ; une trouée dans le ciel. Tu regardes le jour qui s’allonge aux couleurs du vaste monde, la terre qui parfume le ciel de sarriette et de menthe fraîche. Tu dis que la nuit est belle dans le lent balancement de l’instant. Tu dis, écoute, l’affolement du torrent est le chant du printemps à venir. D’un geste délié tu effaces le reste des frimas de l’hiver comme on laisse partir la saison, avec la certitude de son retour. Il y a dans tes pas et ta voix la danse du temps qui passe et cette danse est généreuse. Je te vois sous la pluie fendre le vent pour marcher dans les airs, les yeux grands ouverts et le sourire aux lèvres dans l’expressivité du vivant. C’est, je crois, ce qui me rend vivant aussi. Dans tes bras je frôle l’éternité. Je trace tes courbes comme un champs des possibles infinis et dans le frôlement de nos caresses je saisis la lumière courir sur ta peau et autour de nos corps mouvants. J’y entends les années vécues au son du zéphyr, c’est un intervalle qui franchit le seuil de l’espérance, ce temps vécu nulle part ailleurs qu’en nous, sans autre attente que celle du moment présent.

In extremis, pour l’agenda ironique hébergée chez Brigetoun dont le thème ce mois-ci était « L’attente » auquel il fallait ajouter les mots zéphir, frimas, velours, fendre, torrent, seuil et sarriette.

Tout ce qui compte

J’ai vu la pluie frapper la terre et la course vive des fleuves charriant les bois et les corps. C’était un matin pâle d’hiver où les digues des hommes d’importance se sont écroulées dans le fracas des villes sans âmes. On voyait sombrer les immeubles et les arbres se dresser dans le vent hurlant. On savait. Bien sûr que l’on savait. Les exodes avaient commencé depuis moins de dix ans. Des familles incomplètes arrivaient dans les villes surchargées. On ne parlait plus de migrants ni d’étrangers mais des sans peuple. Sans racines. Où porter le regard quand ton pays n’existe plus que sur des cartes obsolètes ?

J’ai vu la terre s’ouvrir, cracher le feu de la colère et de la souffrance devant les hommes qui se détournaient, obsédés par l’ivresse du pouvoir et l’ambition d’égaler les dieux. La mort guette, la mort abonde dans la pauvreté des sols souillés et la faim dans les yeux des enfants. Dans les pandémies répandues sur le monde, sans limite ni frontière.

J’ai entendu le refus de l’évidence tandis que les stigmates de notre planète fossilisaient nos corps fragiles. J’ai vu des hommes et des femmes s’armer de colère pour en faire leur force, tourner le dos à la décadence, se relever de l’accablement et de l’usure de l’âme.

Tout ce qui compte est à portée de main. Dans le chant de l’eau et celui des oiseaux. Dans le rire des enfants qui jouent dans les arbres. Dans le soleil qui réchauffe mes vieux os. Dans l’espérance. A toi je peux le dire, il y aura bien des combats encore à mener, bien des terres à guérir et des peuples à nourrir. A toi je peux te le dire, tu n’es pas encore né et pourtant, je le sais, tu es déjà prêt.

Nathan et ses frères

« Tandis que les autres demeuraient silencieux, il se mit à aller et venir, fouillant dans tous les tiroirs. Dans le crépuscule qui descendait on ne discernait de lui qu’une ombre nerveuse aux gestes précipités. J’aurais dû me taire, dit Nathan pour excuser l’attitude de Rémi. David haussa les épaules et sans un mot se leva du canapé pour attiser le feu dans la cheminée. L’hiver était particulièrement froid et la maison vétuste, difficile à chauffer. Depuis leur arrivée la veille, ils s’étaient installés dans le bureau de leur mère — la seule pièce où la cheminée fonctionnait bien —, peu enclin à rejoindre les chambres glaciales situées à l’étage. Ils avaient déplacé le canapé, ajouté une table basse devant l’âtre, comme pour se créer un lieu dans lequel les quatre frères se sentiraient bien. L’atmosphère inquiétante qu’avait entretenu leur mère, son imagination menaçante et son incapacité à s’occuper de ses fils avaient longtemps crée une sorte de distance entre eux. Nathan, qui avait été le premier à quitter la maison familiale — à fuir tout bonnement, il le reconnaissait — se disait que se revoir après toutes ses années avait quelque chose de triste et d’heureux à la fois.

Eric, assis dans le fauteuil observait Rémi, toujours en proie à une frénésie d’exploration vaine des tiroirs du secrétaire. Le matin, ils avaient fouillé la chambre parentale même si depuis le départ de leur père vingt-cinq ans auparavant, leur mère n’y dormait plus. Toutes les notes, les carnets, les bouts de papier avaient été passés au crible et une nouvelle fois les tiroirs du secrétaire avaient été fouillés. C’était un meuble lourd au bois sombre. Imposant. Leur mère avait passé la plus grande partie de son temps assise devant à y écrire. Dans la ville portuaire où elle avait toujours vécu, le journal local, fier de la petite renommée de la romancière, l’avait surnommée « La nouvelle Marie Shelley ».

Rémi s’obstinait — il avait été le plus assidu des quatre frères à suivre les aventures morbides du meurtrier. « Le sicaire » — titre de la série de romans — était un personnage récurrent dans les histoires de l’auteure. Durant toute sa carrière leur mère avait entretenu le mystère de son identité, créant une aura de mystère et d’horreur autour de lui. Nathan s’était souvent demandé jusqu’où elle pouvait aller dans la folie pour alimenter ses thrillers.

Au bout d’un moment, Rémi revient vers ses frères et s’étendit sur le tapis, les bras derrière la tête, le regard songeur : « On ne saura jamais soupira-t-il. Pendant des années elle nous a promis un nom, et voilà qu’elle l’emporte dans la tombe. »

Nathan jouait nerveusement avec un galet ramassé sur la plage un peu plus tôt dans la journée. Les souvenirs affluaient, rarement heureux. Eric se saisit de la bouteille qu’il venait de sortir du bar. « A défaut du nom du sicaire, dit-il j’ai trouvé du rhum. Vingt ans d’âge. On va trinquer à cette histoire qui ne connaîtra jamais de fin.

Devant l’air déconfit de Rémi, David se pencha vers lui, ébouriffa ses cheveux avec affection.

– Bah, peut-être pouvons-nous continuer cette histoire. On a suffisamment de notes et les premiers chapitres de son dernier roman pour écrire la suite. Peut-être pouvons-nous imaginer que les fils de la dernière victime se revanchent »

– Oui, pourquoi pas ? C’est une idée à creuser.

Un ange passa. Nathan voyait déjà les rouages de l’intrigue se mettre en branle dans la tête de ses frères. Dehors, le vent sifflait. La danse des flammes réchauffait le silence. Personne ne se serait aventuré à évoquer le plaisir de se retrouver, mais c’était pourtant le cas. Ils parlèrent, les paroles entrecoupées par les verres qu’ils buvaient et, au fil des heures la nuit fut aussi ponctuée d’éclat de rires. Elle s’écoula ainsi par fragment, sans qu’aucun d’eux ne se décide à quitter la pièce. »

J’ai fait de même, restant éveillé jusqu’à l’aube à les imaginer boire, à se raconter quelques sombres histoires comme celles écrites par leur mère, alors que les céphéides palpitaient dans le ciel. Je me suis projeté dans leur salon, avec assurance. Je peux dire qu’ils sont mes complices. Je peux sentir l’arôme du rhum, la chaleur du feu, entendre leurs voix. Je connais leurs défauts et leurs qualités, le parcours de chacun. Ils sont un peu de moi, sans aucun doute. Comme beaucoup d’écrivains il est vrai que je m’attache facilement aux personnages que je crée.

Hors délai mais participation tout de même pour l’agenda ironique hébergé et concocté ce mois-ci par Lyssamara.

Un goût de fraise

Un petit avant-goût de Noël avec ce récit, premier article publié sur Palette d’expressions, il y a déjà 8 ans… Bonne dégustation 🙂

Veille de Noël. De passage chez mes parents, je réalise que je ne m’attarde jamais plus de deux jours, par ici. Le quartier a changé. Les champs alentours se sont peuplés d’habitats résidentiels, les ronds-points ont remplacé les feux tricolores. À l’impression familière se mêle celle d’y être étranger. Bien plus que la nostalgie, les souvenirs qui peuplent les lieux m’évoquent le temps qui passe.
En dépit de la pluie, des enfants lèvent le regard vers les lumières festives qui ricochent sur le bitume humide. Les éclairages ostentatoires des commerces rénovés m’agressent un peu. Il n’y a que le bar tabac, un peu en retrait des autres boutiques avec son unique guirlande se balançant sur le côté du chambranle qui semble anachronique. Le tintement de la clochette à l’ouverture de la porte reste identique à ma mémoire et m’arrache un sourire. Combien d’heures à user le skaï rouge des banquettes, à refaire le monde avec les copains du lycée, à s’envelopper de la fumée de nos cigarettes, en buvant une bière ? Certainement davantage que celles vécues en cours. La tête du patron n’a pas changé. S’il n’affiche plus son cigarillo à la commissure des lèvres, loi oblige, il est en tout point égal à celui qui nous servait vingt-cinq ans plus tôt. Il est de ceux qui sont vieux avant l’âge puis qui paraissent rajeunir alors que mes tempes grisonnent à présent.

Je ne m’attarde guère, le temps de payer mon paquet de cigarettes et me voilà à courir vers la boulangerie. Je suis chargé d’acheter la brassée de baguettes de pain et l’inévitable bûche glacée qu’attendent les convives. A cette heure-ci il y a foule, mais la jeune boulangère est efficace et mes pas s’arment de patience dans la file d’attente. C’est sans compter sur la cliente quatre personnes devant moi qui hésite sur les différentes variétés de pain. J’entends le soupir impatient de la femme qui me devance, puis très distinctement la voix de la cliente s’exclamer qu’elle prendra également des fraises.

—   Des fraises ?  s’étonne la boulangère.

—   Oui, là sur le comptoir, ce sont bien des fraises non ?

—   Ah oui ! Je vous laisse vous servir.

Trois personnes me privent de la vue, je ne distingue qu’un manteau noir et quelques courtes mèches blondes mais je sais pertinemment qui se tient devant le comptoir. Sa voix est bien celle que j’entendais rire contre moi dans les vapeurs du bar d’à côté.

Hélène.

Elle dégageait une assurance que nous lui envions, savait se faire silencieuse à la différence de ses congénères qui caquetaient à l’autre bout du café. Lorsqu’elle nous embrassait, un large sourire sur ses lèvres pleines, ses cheveux longs effleuraient notre visage. Régulièrement, elle nous demandait des pièces pour le juke-box. Nous ne lui refusions jamais parce qu’à la faveur de la musique elle laissait son corps se bercer des sonorités. Nous savourions la vision, subitement muets, à fixer les ondulations de ses courbes. J’avais bien du mal à me concentrer sur les cours de l’après-midi après ces moments-là, d’autant qu’elle s’asseyait juste devant moi. Des images insensées me venaient à contempler son dos et sa chevelure ambrée. Des mots aussi, diablement érotiques que je n’osais écrire encore moins lui dire. La nuit, j’emportais dans mon sommeil son foulard, un jour oublié dans le bar sur lequel flottait son parfum floral.

Elle n’aimait pas le chocolat que nous achetions par plaque de trois chez l’épicier, ni la bière. Elle roulait ses cigarettes avec dextérité, buvait des cafés sans sucre dans lequel elle laissait tomber ce bonbon à la forme orbiculaire qu’elle dégustait ensuite lentement : une fraise Tagada.

Elle en avait toujours quelques-unes enfermées dans un sachet de papier blanc, dans lequel elle piochait régulièrement. Ses lèvres se teintaient de carmin, parsemées de cristaux de sucre blanc. Invariablement, elle passait un doigt sur le renflement coloré, avec une innocence qui frisait l’indécence.

Le souvenir est ancien et étonnamment présent. Un matin de printemps nous nous retrouvons tous les deux avant les cours à boire un café. Elle parle peu, baille sans discrétion, le regard encore ensommeillé. Il y a un réel bonheur à la regarder s’éveiller. Assis près d’elle, j’anticipe ses gestes. Le sachet de papier déposé sur la table de formica, la main qui plonge à l’intérieur afin d’en extraire la fraise. La bouche qui vient cueillir le bonbon, les doigts un peu poisseux qu’elle aspire vivement et son sourire qui me séduit. Sur l’étendue de chair écarlate un grain de sucre subsiste. L’impulsion incontrôlée me vient à laisser glisser mon pouce dessus. Ses prunelles soutiennent mon regard, je sens son souffle s’échapper de ses lèvres entr’ouvertes. Mon cœur bat follement, mon corps se tend, s’approche, mon regard s’accroche au sien. Elle est si proche maintenant. Mes doigts roulent sur sa joue, s’évadent vers la nuque, attirent son visage plus près encore. Je ne saisis nulle résistance, bien au contraire et m’enhardis davantage. J’effleure l’incandescence, la brûlure vive charnelle et colorée de ses lèvres. La pression est légère, une caresse timide aux antipodes de mon audace. C’est un instant fragile, hésitant, pourtant il nous captive et c’est Hélène qui devance le baiser, ses lèvres s’ouvrent, me happent, avides d’ivresse. Je reçois d’un coup la saveur de sa bouche, la générosité sucrée et légèrement piquante de sa langue qui m’invite. L’expression de mes sens éveillés, j’expérimente la douceur subtile et exquise. L’incomparable goût de fraise offert.

Un peu sous le choc de la fulgurance des souvenirs qui reviennent, je la vois traverser la boulangerie, les bras chargés de pains, sur lesquels trône un sachet de papier blanc. Je ne fixe que celui-ci, devinant sans peine les bonbons acidulés qui s’y trouvent, pourtant mon regard l’attire et son pas hésite un court instant. Le sourire que je lui adresse est incertain sans doute timoré et elle ne s’y attarde pas. Sans attendre elle franchit les portes coulissantes d’un pas vif. Je retiens l’impulsion de me retourner, de lui rappeler ce dernier printemps, avant que nos routes ne s’éloignent. C’est si loin maintenant. Depuis des décennies chacun poursuit son existence, loin d’ici. Il n’y a guère que les fêtes de famille pour me retenir un moment en ses lieux. Je repars demain, vivre la vie que je me suis choisie. Un métier prenant, une ex-femme, quelques amis sincères, une foule de choses à faire que je ne fais jamais, une vie assez ordinaire somme toute, mais avec la conviction qu’aujourd’hui est mieux qu’hier.

À mon tour, les bras chargés de mes achats, je me retrouve dans la rue, pressant le pas afin de rejoindre ma voiture. Il pleut toujours, la nuit tombée renforce cette sensation de froid pénétrant qui glace les os. Avec soin je dépose sur le siège passager la buche, puis les baguettes de pain, avant de me hâter à rejoindre le volant. Mais plus rien ne presse. Il pleut, cependant les gouttes ne m’atteignent pas. Le froid humide non plus.

Elle est là, devant moi, le sourire aux lèvres, le sachet de papier blanc imbibé de pluie d’où elle extrait une fraise qu’elle glisse entre ses lèvres pleines.

—   Tu en veux une ? demande-t-elle, le regard brillant, malicieux, heureux.

Novembre, la fée et le puits

Visuel ESAO via pinterest

« Y a de la joie par-dessus les toits et du soleil dans les ruelles et Novembre, ma petite Novembre te voilà nouvelle-née ! » chantait d’une voix égrillarde Marraine la fée. Penchée sur le berceau, la fée ajouta : « Il va te falloir un vœu pour honorer cela et il me revient de te le trouver. »

Tant bien que mal, la fée essaya de se concentrer mais elle avait l’esprit rêveur et la tête lourde après la nuit passée à faire la fête. La veille, elle se grisait à coup de beaujolais nouveau avec deux de ses amies, la fée d’Octobre et la fée de Décembre et la fêtarde avait quelque peu oublié que Novembre naissait ce jour. Qu’à cela ne tienne, sous le regard trouble d’une fée encore un peu pompette, Novembre semblait en pleine forme. Elle avait la peau fraîche, comme un printemps précoce, la voix modeste de l’automne sous la brume et le sourire discret de l’hiver à venir. L’esprit embrouillé par sa nuit arrosée, la marraine de Novembre se demandait toutefois s’il fallait associer cette Novembre au printemps de l’hémisphère sud ou à l’automne de l’hémisphère nord et toute cette réflexion accentuait son mal de crane. Elle n’avait qu’une hâte, partir se coucher. Et elle avait beau chercher, elle ne trouvait pas de vœu à accorder à Novembre qui ne soit déjà pris par les contes de fées. « Bon, rien ne sert de tourner en rond, viens donc avec moi ma petite, allons voir le Puits. Après tout, c’est lui qui accorde les vœux. Lui pourra mieux que moi, t’en trouver un qui sera à la hauteur de ton mois. » Et d’un coup de baguette, notre fée et Novembre se retrouvèrent sur la place du village où trônait le Puits.

– Ah, tiens donc, t’es déjà debout marraine la fée ? demanda le Puits d’une voix goguenarde. (La réputation de la fée n’était hélas plus à faire dans le cercle des contes et légendes, on connaissait son penchant pour la fête et la bouteille)

– Me suis pas encore couchée, marmonna la fée.

– Ça m’en a tout l’air ! ricana le Puits. Alors que veux-tu à cette heure matinale ?

– J’ai besoin de ton aide, le Puits. Il me faut un vœu pour la petite Novembre avant ce soir et je n’ai pas trop la tête à ça. Peux-tu m’aider ?

– ça ne m’étonne guère de toi ! Quand je pense que la fée d’Octobre a déjà réfléchi à son vœu depuis le printemps et la Fée de Décembre depuis l’été alors que le petit n’est pas encore né, c’est à se demander ce que tu fais de tes journées… Non ne me dis rien, j’ai bien assez d’imagination !

– Bon sang, elles ne m’ont rien dit les scélérates ! Leur vœu a-t-il été accepté ?

– On a dû les modérer un peu, tu les connais…

– Dis-moi, qu’ont-elles obtenu ?

– Eh bien Octobre s’est vu accordé le passage d’une heure pour se rapprocher du soleil, et si tu étais plus attentive tu le saurais, tandis que Décembre a été autorisé à jouer l’abondance factice pour égayer les jours les plus courts de l’année. Si tu veux mon avis…

 – Non, le Puits, j’ai besoin d’un vœu, pas de conseils s’impatienta la fée qui n’avait qu’une hâte, qu’il se taise. Son mal de crane empirait et même la petite Novembre semblait s’impatienter.

– Bon, bon voyons cette petite.

– Merci le Puits, je te revaudrai ça.

– Je n’ai pas encore décidé si je t’accorde quoi que ce soit. Approche la petite.

La fée avança Novembre jusqu’à la margelle de Puits qui observa l’enfant. Le reflet de Novembre diffusait tant de lumière qu’il fut un instant ébloui et surpris par tant d’éclat. Il entendit la pluie et les oiseaux chanter la terre, il vit les arbres aux branches nues se parer de douceur sous le parfum des marrons chauds et des pommes au four, les forêts de pinèdes jouer de couleurs sous la brume, la chaleur des premiers feux de cheminée dans le vent et Novembre danser dans le tourbillonnement des feuilles et sa danse était généreuse, empreinte d’abondance dans les jardins sauvages. Il vit de la joie par-dessus les toits et du soleil dans les ruelles et ça se déployait si loin qu’il était impossible de savoir en quelle saison on se trouvait.  

– On va devoir la jouer serrer, marmonna-t-il. Et considérant la fée il ajouta dans un soupir : « tu n’en loupes pas une, vraiment ! »

– Hé, je ne te permets pas, dit-elle vexée.

– Bon, je n’ai pas beaucoup de choix aussi vais-je accorder à cette petite un vœu très rare. Il faudra être attentif à elle pour voir tout ce qu’elle a à nous offrir. Il faudra voir au-delà du ciel gris et des premiers frimas, il faudra savoir écouter, sentir, percevoir tout ce qu’il y a de généreux en elle pour l’apprécier. Je ne peux pas faire mieux, on a atteint le quota pour l’année. Désolé.

– Ça ira, ça ira, dit la fée, soulagée. Merci le Puits.

– Oui, oui. Allez, va donc t’occuper de Novembre à présent. Cette petite a besoin d’attention. Et la prochaine fois, abstiens-toi de chanter !

Pour l’agenda ironique de novembre dont les consignes sont à lire ici . Pour rappel : vous avez jusqu’au 25 novembre pour écrire tout ce qui vous passe par la tête en novembre. Les votes suivront du 26 au 30 novembre.

Samedi, soir d’automne

Samedi, soir d’automne,

Je t’écris alors qu’ici l’air s’imprègne de l’odeur des feuilles brûlées et des premiers feux de cheminées. Les deux érables virent à l’écarlate ; les collines à l’ocre tacheté d’or. Il y a tant de couleurs en cette saison qui me font penser à toi. Jusqu’à la lune rousse qui se lève déjà. Aujourd’hui je me suis baladé jusqu’au lac et j’aurais presque pu m’imaginer chez nous. Ne manque que le ponton sur lequel j’aime me poser pour dessiner le saule pleureur et les frissons de l’eau agités par la brise. Et notre maison avec toi à l’intérieur.

En cette saison, l’insolite s’invite souvent quand les nuages lourds de pluie dessinent d’étranges formes dans le ciel. Malgré la fraîcheur, je m’installe sur la terrasse pour les dessiner, emmitouflé dans le pull que tu m’as offert l’hiver dernier. Dernièrement, j’y ai vu de drôles de cachalots, des arbres-oiseaux, un pingouin qui danse avec une licorne. Ils métamorphosent le ciel et m’inspirent de nouvelles histoires. Tu te souviens, on disait qu’il suffisait de regarder autour de nous pour voir le monde changer d’apparence et c’est toujours vrai. Je crée des histoires pour enfants à partir du firmament et je foisonne déjà d’idées pour mon prochain livre. As-tu reçu le dernier album que je t’ai envoyé ? Peut-être pourras-tu le lire à Elliot lorsqu’il aura grandi.

Comme tu me l’as suggéré dans ta dernière lettre j’ai baptisé le chien « Youpi ». Je ne suis pas certain que ce soit mieux que mon choix de le nommer « Démon » mais c’est aussi ton chien (et ça rime avec gentil). Il commence à s’habituer à moi, il est moins sur la défensive quand il détecte le moindre bruit. (Tu remarqueras les progrès notables : avant il s’enfuyait devant une feuille morte qui tombait devant lui comme s’il s’agissait d’un grand danger)

Les nuits sont longues à présent et se sont autant d’heures où s’affiche le manque de toi. J’écoute la poésie de nos âmes se souvenir de nous. Je t’en prie, ne cesse pas de m’écrire, tu le sais, je reviendrai.

Je t’enlace comme je t’aime.

Les plumes chez Emilie. Du thème MONSTRES ont découlé 14 mots : gentil, apparence, poésie, cachalot, insolite, frisson, prier, courir, se cacher, pingouin, youpi, démon, danger, détecter.

Le peintre, l’écrevisse et une histoire de premier jour

La victoire – René Magritte

Le jour dont je vous parle est né dans la lumière d’octobre à l’heure où l’aube se lève sur l’étale d’un littoral tranquille. Les vagues rondes s’épanouissaient sous le ciel moutonneux dévoilant un nuancier rosé. L’heure était solitaire, choisie en conséquence car je n’étais pas d’humeur à quelque rencontre. Cela faisait des années que l’inspiration m’avait déserté et j’errai à la croisée de chemins dans une confusion pétrie d’espoir de retrouver l’élan artistique qui manquait à mon existence. Je marchais donc, sans réellement regarder le sentier, l’allure de mon pas et mon regard influencés par l’angoisse et ce vide désespérant qui m’habillait comme une seconde peau. Ce fut sans doute pour cela que je ne vis pas la porte. Elle se fondait dans le paysage avec une grande aisance, comme un caméléon. Son aspect était pourtant ordinaire, en pin massif, patiné par le temps et les embruns et flanquée d’une poignée et d’un châssis de même teinte. Comme un appel à entrer, le seuil laissait filtrer un mince trait de lumière. La porte était lourde mais ma main sur la poignée ne manquait pas d’assurance et j’entrai comme l’on entre dans un lieu inconnu : avec une curiosité teintée de timidité. De l’autre côté, le paysage s’ouvrait sur les couleurs des matins à venir. Les nuages berçaient la mer, l’horizon éclairé d’éclats d’argent et l’océan bordait une frange de sable blond. Le rêve était-il réel ou la réalité soudaine était-elle un rêve ? J’étais en voyage sans même bouger, le corps parcouru de brise et de parfums maritimes. J’inspirai l’air iodé et la fraîcheur de l’aube, soudain animé d’une furieuse envie d’explorer les lieux, d’embraser le paysage et d’engranger le plus petit détail pour l’exploiter sur une toile. A présent, toute l’étendue du panorama me traversait avec une certaine familiarité, on aurait cru que ça faisait des heures que j’étais arrivé. Je sentais l’inspiration revenir au bout de mes doigts, dans ma tête et la fébrilité de mes pensées. J’avais envie d’embraser le monde, lui donner les couleurs de multiples créations. Un goût de liberté inattendu me galvanisait. J’avançai donc, fébrile, un premier pas déjà estampillé dans le sable lorsqu’on m’interpella. « Holà mon garçon où crois-tu donc pouvoir aller ainsi ? »

Je baissai mon regard vers la voix. Sur la terrasse d’une cabane, une écrevisse assise dans un rocking-chair me dévisageait avec méfiance. J’étais tout aussi méfiant — j’étais certain que l’écrevisse n’était pas là quelques minutes auparavant. Elle arborait un insigne de shérif à son poitrail et des bottes à éperons. Ne manquait que le chapeau pour parfaire l’image du cow-boy mais je m’abstins de toute remarque. Il est de notoriété publique que les écrevisses se vexent pour un rien.

– Bonjour, je ne fais que passer, lui assurai-je.

– Ah non, non. Impossible.

– Comment ça impossible ?

– Tu ne peux pas quitter un lieu pour aller dans un autre sans savoir où aller.

– Ah ça, pourquoi donc ?

– Parce que la loi.

– Encore un décret ? dis-je retenant un soupir.

– Eh oui. Dans un sens comme dans l’autre il est impossible de ne faire que passer. Ça va à l’encontre de toute cohérence. Il faut donner du sens à toute direction et à cette histoire de premier jour aussi, il va sans dire.

– Quelle ineptie ! Où dénicher la fantaisie si l’on donne du sens à tout ?

– Ecoute mon garçon, je ne suis pas là pour philosopher, encore moins pour rêver. Alors décides-toi.

L’écrevisse se balançait nonchalamment dans son rocking-chair mais je n’étais pas dupe. Elle m’observait de ces petits yeux globuleux, ses pinces prêtent à dégainer si je ne donnais pas un sens à cette aventure. Je n’avais cependant pas envie de me plier à quelques règles et autres lois pesantes et bien-pensantes. On croulait déjà dessous à chaque heure de la journée et de la nuit. Je pris alors la seule décision qui me sembla crédible sur le moment. Je fis un pas sur le côté. Il y avait ce petit nuage qui flottait entre deux mondes. Il semblait m’attendre, peut-être me dire d’oser. Je plongeai à l’intérieur comme un désir de libération. Et tant pis si l’écrevisse pointait vers moi son ultimatum, j’entrevoyais déjà l’ouverture à de multiples possibles dans les mondes à venir. Je devinais ma délivrance dans ce premier jour, comme une renaissance, à l’image de mes prochains tableaux.

Je peindrai tous les univers et ils seront tels que je les vois, baignés d’imaginaire et peu importe le sens qu’on leur donnera, leur histoire sera source inépuisable de poésie et de rêve.

Pour l’agenda ironique d’octobre chez Carnets Paresseux, où il est question de premier jour, de deux vers empruntés à Norge et d’écrevisse.

Veille de rentrée

La liste tenait sur le recto d’une feuille de copie qui à force d’avoir été pliée et dépliée était marquée par le temps qui passe. Une fois étalée sur la table de la cuisine, Mia la lissait du plat de sa main. Mon écriture d’enfant, ronde et maladroite y apparaissait et en fin de page, celle de Mia, le jour où elle avait maîtrisé l’écriture et avait tenu à y laisser sa trace. Chaque année, c’était comme une découverte. On lisait la liste des choses à emporter comme si nous ne la connaissions pas par cœur et on l’ajustait selon nos besoins et envies du moment. Les seules affaires immuables restaient la tente et les duvets. On avait délaissé depuis longtemps les pliants qui nous encombraient plus qu’autre chose. La première année papa nous avait aidés, puis les suivantes, il n’avait fait que superviser. Au fil du temps, nous avions considérablement allégé le poids de nos sacs et l’été de mes onze ans, papa avait décidé qu’il n’interviendrait plus.

Nous partions après le déjeuner. Sur le seuil de la maison, maman nous faisait de grands signes d’au revoir auxquels nous répondions tant que nous pouvions la voir. Elle ne venait jamais avec nous et on avait bien dû s’y faire. Elle disait que c’était l’occasion de partir seuls avec papa mais ce dernier nous avait avoué qu’elle n’aimait pas camper. Sous le soleil de l’après-midi nous longions la route jusqu’au champ de tournesols avant de bifurquer sur le sentier qui menait à la clairière. De temps à autre, un chien errant nous accompagnait et pendant quelques kilomètres Mia, très à l’aise, jouait à lui lancer un bâton qu’il lui ramenait invariablement. Au bout d’un moment, papa lui disait de cesser, qu’il fallait avancer. Il est vrai que le temps nous était compté. Papa nous accordait une après-midi et une nuit, loin de l’inquiétude que Mia éprouvait avant chaque rentrée scolaire. C’était peu et beaucoup à la fois.

La clairière s’étendait jusqu’à la forêt de pinèdes. Dresser la tente, déballer l’essentiel de nos affaires prenait du temps mais c’était un temps qui faisait partie de ces heures particulières. Des heures où l’on considérait l’instant autrement. Une fois installés, papa ne nous obligeait à rien d’autre que profiter de la nature environnante. Grimper sur les branches basses du vieux pin parasol, chercher les pignons tombées au pied de l’arbre au milieu des aiguilles de pin, casser la coquille à l’aide du premier gros caillou déniché et grignoter notre récolte, allongés dans les herbes hautes. On s’inventait une vie de nomade à une dizaine de kilomètre de la maison et du village que nous habitions. Papa nous disait souvent que demain n’existait pas encore. Qu’il nous appartenait de le faire vivre en restant attentif au présent. Dans cette liberté accordée, Mia oubliait l’angoisse de la rentrée. Je photographiais son rire, ses pieds nus, sa course dans la prairie. Papa s’assurait que je n’utiliserais pas mon téléphone en le gardant avec lui. Comme tous les ados, j’avais du mal à m’en séparer et pour contenter mon désir de prendre des photos il m’avait offert au noël dernier, son vieil appareil photo argentique. Depuis, j’appréhendais une autre façon de voir le monde. L’éphémère – la vie – n’était plus à portée d’un clic et d’une retouche rapides. Il y avait une part de mystère dans toute prise. L’instant devenait essentiel.

Le soir, dans le froid qui montait nous faisions un feu près du torrent et à la seule lueur des flammes nous écoutions le ruissellement de l’eau entre les galets. Sous la tente, alors que Mia, s’endormait entre papa et moi, je gardais grands les yeux ouverts, attentif à la nuit. En réponse aux ululements d’un hibou, les grenouilles chantaient et lorsqu’elles se taisaient, j’entendais la musique des feuillages dans le vent. Et si la nuit amplifiait les sons, paradoxalement j’avais la sensation vive d’entrer dans le silence.

Au matin, les prémices de l’automne se devinait déjà dans la pâle lumière de l’aurore. Je prenais mes derniers clichés. L’horizon masqué de brume, les montagnes en filigrane, les arbres. Nous démontions la tente et rassemblions nos affaires. Lorsque Maman arrivait, on chargeait le tout dans la voiture. Nous ne parlions pas. Mia somnolait. J’aimais la photographier dans cet abandon un peu sauvage qui marquait la fin des vacances et ce jour de rentrée des classes. Nous évitions de repasser par la maison. Nos cartables nous attendaient dans l’habitacle, ainsi que des croissants chauds. Papa baissait sa vitre et le vent s’engouffrait, imprégné de l’odeur discrète des premières feuilles mortes. Il fermait les yeux, bercé par le roulement de la voiture et la conduite assurée de maman. Sa main venait se poser sur sa cuisse et je voyais leur sourire se répondre sans qu’ils se regardent. Des brins d’herbe s’accrochaient encore à nos cheveux, notre peau respirait le soleil, nos regards, le bonheur simple.

Les Plumes chez Emilie. Du thème CARAVANE quatorze mots à placer : chien, musique, pliant, découverte, camper, repasser, dormir, nature, soleil, nomade, liberté, feu, forain, froid

Samedi, nuit d’été

Samedi, nuit d’été.

Je t’écris à l’heure où l’horizon s’enflamme de couleurs tropicales. Ici, après un long hiver sec, le thermomètre affiche des records de canicule. Le vent du sud souffle depuis plusieurs jours. Le saule pleureur effleure sans cesse la surface flétrie du lac pendant que les branches du chêne dansent un ballet farouche. Je me rappelle ces après-midis d’été où tu dessinais sur ton carnet, assis sur le ponton, les pieds dans l’eau. Chaque détail esquissé révélait le plaisir de saisir la lumière sur l’eau, l’ombre des roseaux, le vol d’un oiseau. Je te voyais depuis la fenêtre de l’atelier, concentré sur ton travail, et je restais immobile jusqu’à ce que tu tournes la tête vers moi. Je devinais ton sourire dans ce geste silencieux que tu m’adressais. Je n’avais pas besoin de plus que ce signe pour me remettre à peindre jusqu’à la tombée du jour. Il accompagne encore ma main sur la toile aujourd’hui comme le prolongement de ce que nous sommes l’un pour l’autre.

Je suis passé voir ton père. Il râle contre toi qui as décidé de faire ce voyage, contre moi qui t’ai laissé partir. Il a moyennement apprécié la carte postale que tu lui as envoyé avec la citation de Lamartine « la vie est un mystère et non un délire ». La fraîcheur de son accueil a cependant été de courte durée lorsque j’ai éventé notre petit secret. Mon ventre s’arrondît et comme en réponse à la vie qui pousse en moi, je peins des toiles immenses animées de passion et de couleurs vives.

Les cigales se sont tues. Le chant des grenouilles envoute la nuit et le lac. Je vais dans le mouvement lent de ceux qui aiment, respirer le parfum sauvage de la sève et je t’attends sans impatience. Tu le sais bien, nos âmes ont dans le regard le reflet de nos étendues vastes.  

Les plumes chez Emilie. Du thème Fièvre, treize mots à placer : regard, délire passion, danser, samedi, nuit, thermomètre, tousser, ombre, fraîcheur, envouter, enflammer, éventer

L’aimée

Photo : Pinterest

Après l’amour, dans l’indolence du sommeil qui t’habite, l’univers se redessine. Lorsque je te regarde, j’ai la certitude que tout est à sa place ici-bas. J’entends la musique de ton souffle, la respiration lente et veloutée de l’apaisement. La nuit se fait jour dans le regard que je porte sur toi. Un regard de l’ordre de l’universel, c’est ainsi que je t’aime. Mes doigts effleurent ton corps et t’arrachent un frisson, ta peau blanc crème couverte de chair de poule m’émeut. Il demeure dans ce geste, ce désir renouvelé de tous les possibles, la latitude des différences qui rassemblent. C’est une sorte de combat que l’on mène sans heurts. On passe outre l’intolérance et la violence d’un rejet encore fortement présent. Et lorsque je m’endors à mon tour, ma main — peau noire posée sur ton sein clair — retient la couleur du réconfort.

Au matin, devant la fenêtre ouverte tu inspires l’air iodé. Des perles de rosée nuancent le pré d’à côté où paissent des brebis et leurs petits. À l’horizon, la marée basse offre aux baïnes le reflet du ciel. On marche jusqu’à la plage. D’instinct, nos mains se cherchent, se touchent, s’enlacent, se fondent dans le même élan. Comme on incorpore généreusement les sentiments, on harmonise l’intimité, révèle la raison d’une union heureuse et colorée. Nous flânons tout en ramassant quelques berlingots de mer. Le vent marin se mêle à tes cheveux dorés comme le miel. Je croque ton sourire et le parfum du chocolat sur tes lèvres.

Les Plumes chez Emilie. Sur le thème LAIT, 13 mots à placer : miel, perle, brebis, crème, sein, velouté, traire, chocolat, poule, berlingot, intolérance, incorporer, instinct. J’ai laissé de côté, traire.

Ce silence

 Crédits : A-Digit – Getty

Écoute, si tu veux m’aider va me chercher un tasseau de bois, dit mon père. Tu te souviens où ils sont entreposés ?

J’ai hoché la tête et redescendu prudemment le ponton glissant. Il a plu un peu plus tôt. De la pluie toute fine, à peine visible que j’ai goutée avec ma langue, comme pour avaler le temps maussade et cette douleur ample qui ne me quitte pas depuis des semaines.

Tout est gris depuis mon arrivée ici. Le ciel, la mer, les rochers. Mon cœur. 

Je regarde ce père que j’apprends à connaître. Aujourd’hui, il répare le garde-corps du ponton. Il n’est pas bavard. Ça ne me gêne pas, moi je ne parle plus depuis que maman est partie. Au début, j’ai eu peur qu’il m’oblige à lui dire les choses. Mais non. Il a dit avec un sourire timide, un sourire qui s’excusait presque, qu’il faut du temps pour s’apprivoiser. C’est vrai, j’ai pensé. Si je ne le connais pas, lui non plus ne me connaît pas.

Le vent rugit sous les tuiles. Les vagues claquent contre les rochers. De la fenêtre du salon, j’observe le vieux poirier se tordre sous les bourrasques. C’est comme une danse sauvage, une danse des éléments parce qu’il pleut si fort que je ne perçois plus grand-chose au-dehors, hormis le bruit. Sacrée tempête, hein ? dit mon père, accroupi devant la cheminée. Il remue les braises, ajoute une bûche dans l’âtre. Le bois craque sous la chaleur. Ici, sur l’île, les sons les plus anodins se déploient davantage qu’en ville. La pluie, le vent, les cris d’oiseaux, le ressac. Et puis les bruits de marteau et de scie également parce que mon père répare tout un tas de choses pour les habitants. Des bateaux, des portes des maisons et des meubles cassés. Il a un cahier où il dessine des plans et des croquis détaillés. Il m’a acheté le même que le sien. Pour dessiner si tu en as envie, m’a-t-il expliqué. Mais dans le mien, j’écris plutôt des mots. Tous ces bruits que je reçois comme des histoires qui ne demandent qu’à naître.

Dans le jardin, à côté de la cabane à outils se trouve un vieux cyclo-pousse. Si vieux qu’il ne roule plus depuis longtemps. Je suis monté dedans, ça grince de partout et la sonnette ne tinte plus. Quand mon père m’a vu, il m’a hissé sur la selle et même si je n’atteins pas les pédales j’ai fait semblant de pédaler. Tu as raison, a-t-il dit, il est temps que je le retape et tu vas m’aider. Une fois qu’il sera fonctionnel, on fera le tour de l’île tous les deux.

On a travaillé dessus tout l’hiver. Mon père a pris son temps. Rien ne presse, disait-il quand il me voyait impatient. Il faudra attendre les beaux jours pour partir.

Alors j’écoutais les bruits qui nous entouraient et qui au fil des jours devenaient familiers. Le vent, la pluie, les cris des cormorans. Et puis tous ceux que j’entendais quand on réparait le cyclo-pousse. C’étaient des bruits de ferraille que l’on redresse, de pneus à changer, de chaine à retendre. Tous ces sons se mêlaient à notre labeur et nous rassemblaient. Je ne parlais toujours pas et papa ne me le reprochait pas.

Il y avait ce silence entre nous. Un silence bordé de complicité, comme un bruit étrange et beau que je ne savais décrire. Peut-être, me fallait-il simplement le vivre.

Pour l’agenda ironique de mai, sans ironie mais ça ce n’est pas nouveau chez moi 🙂

Jardiner le printemps à venir

Il est dix-huit heures. Le crépuscule noie sa solitude au milieu des derniers passants.  On s’est donné rendez-vous rue Ménager. On a escaladé le muret, puis la grille fermée du parc. Il y a comme une urgence à vivre qui dépasse la peur. Ce n’est ni de l’inconscience ni de l’obstination à contourner les lois. Je crois que c’est juste vivre. Un désir d’espérance au creux de la désespérance.

On a enlevé nos masques. Je me suis couché de tout mon long sur l’herbe humide. Tu t’es déchaussée. Tes pieds nus dansent sur la mousse. J’inspire fort le parfum de la pluie tombée un peu plus tôt. Les arbres aux branches lourdes de bourgeons prêts à éclore bougent dans le vent. Me revient en tête Renouveau le poème de Mallarmé. Dans le ciel, les nuages voilent les premières étoiles, mais la lune ronde est pleine et laisse entrevoir ses rayons. Je pourrais presque m’imaginer jardiner le printemps à venir. Au loin, on entend les voitures, un avion. Ce n’est pas le silence que l’on a pu connaître l’an passé, ce n’est pas la même anxiété qui nous tient. C’est de l’ordre de la détresse et ça nous ronge sans bruit ni heurt.

Hier, un étudiant du campus a sauté du pont et s’est noyé dans le fleuve. Tu m’as rejoint dans ma chambre. Allongée contre moi, dans mon lit étroit tu as pleuré une partie de la nuit.

Demain, c’est samedi. On ira faire la queue à la banque alimentaire. Si le soleil persiste, on traversera la ville avant de rentrer bosser nos prochains partiels. Tu mettras ton chapeau et je prendrais ta main.

Ce n’est pas grand-chose mais les graines que j’ai plantées dans le pot de confiture ont germé. On est là, penchés tous les deux devant ces quelques brins tendres, la mine réjouie. Tu m’as regardé de tes grands yeux vert émeraude puis, avec lenteur, tu as effleuré mon sourire d’un baiser.

Les Plumes chez Emilie. Du thème vert 15 mots à placer : tendre, jardiner, émeraude, rayon, arbre, renouveau, espérance, graine, peur, chapeau, danser, soleil, mousse, ménager, mine

Crédit photo Pinterest

Respire

Respire.
C’est ce que tu m’as dit avant de partir et je me suis longtemps demandé ce que tu entendais par là. Pendant des années on a absorbé et rejeté l’air avec l’indifférence écrasante des comploteurs, à peine conscients d’être à bout de souffle – laisse-moi cinq minutes, j’étouffe, me disais-tu - avant que l’on reparte si vite que l’on tanguait ivres, dans la foule hâtive, saoulés par le vacarme de la ville, les cris.
Respire.
On se pressait de vivre tout en maintenant le cap, plongés dans le flux ininterrompu du sérieux de nos performances. Nous étions malléables, tournés vers les plaisirs factices, le besoin de réussite, usant de faveurs plutôt que de douceur. A dominer de notre importance les auditoires, à croire à une élévation quand il était question de soumission.
Respire.
Je me suis répété tes mots, ta voix en moi vibrant encore de cette fébrilité teintée de tranquillité qui me donnait le drôle de sentiment de m’être éloigné de moi-même pendant que toi, toi, tu stoppais net notre course.

J’ai reçu une photo de toi. Toi assise au bout du monde, entourée de fleurs sauvages. Le paysage respire et je devine que toi aussi. Au-delà de la terre, la mer, vaste étendue bleue aux îles floutées délie les nœuds de toute forme d’asphyxie.

Bric à book – Une photo, quelques mots n°396

Elise

La caméra super 8 avait été un cadeau commun de la part de toute la famille. C’était souvent le cas avec les cadeaux qu’Elise et moi recevions. Un cadeau pour deux, comme si le fait d’être né le même jour justifiait une telle idée. Elise l’avait monopolisée pendant plusieurs semaines. Elle s’était créé une nouvelle identité, une profession – reporter de guerre – et les voisins et moi n’avions pas eu réellement le choix. On avait dû se résigner à être ennemis et à courir, sauter, se vautrer dans la boue pour coller au plus près des personnages. Elise avait de l’imagination à revendre mais ses scénarios laissaient à désirer. Il fallait toujours concevoir de nouveaux défis, explorer son inventivité aussi loin que possible. Cela ne durait guère cependant et j’avais appris à patienter, jusqu’au moment où, lassée de son rôle et du cadeau qui allait avec, elle l’abandonnait sans le moindre regret.

Une fois la caméra en main, elle devint une extension de mon bras, de mon regard, de ma vision du monde à travers celui de ma sœur. La première fois que je filmai Elise, elle chantait Banana-split dans le salon et se dandinait en tenue rose fuchsia comme Lio dans le clip qui passait à la télé. Elise aimait vivre vite, se saouler d’aventures de toutes sortes. Je la considérais, émerveillé par son appétit si grand. Elle aimait fort, et notre lien particulier se nourrissait de cette énergie. Ne t’arrête pas de filmer, Eliot, disait-elle, tu es notre mémoire.

Je filmais ainsi l’adolescence d’Elise. Elle apparaissait tantôt lumineuse, tantôt incertaine. La transformation de son corps, sa pudeur nouvelle. Sa vie d’adulte. La mélancolie qui surgissait sous les éclats de rire. Et sa fragilité me heurtait comme un rappel. Le bonheur ne pouvait être capturé. Je recueillais avec quelques avidités toutes les heures heureuses, comme pour prévenir les jours sombres et si elle mit des réserves sur les moments douloureux qui jalonnent toute vie, elle me laissa libre de filmer ses aléas. Son mariage, ses enfants, son divorce, son premier petit-fils. Elle était si fière d’être une jeune grand-mère, se moquait gentiment de ma lenteur à vivre. – Je n’ai rencontré ma femme Madeleine que dix ans après le mariage d’Elise. Ainsi, étape après étape, nos existences restèrent imbriquées l’une dans l’autre.

Aujourd’hui, je montre à Elise mon premier film restauré, celui où elle danse et chante sur Banana split et pendant un instant un sourire égaye son visage puis comme pour beaucoup de choses, elle s’en désintéresse rapidement. Elle est assise dans son fauteuil préféré. Son attention est portée vers la fenêtre de sa chambre, là où les arbres du parc se balancent doucement dans la brise. A un moment, elle se lève et j’oublie que je filme. Je la regarde, je murmure son prénom comme pour la ramener vers moi, mais elle s’éloigne déjà, le regard à nouveau figé vers la fenêtre. Où es-tu partie, Elise ?

La mémoire est une drôle de machine. Si fragile. Je filme Elise. Sa posture droite, l’expression de son visage à présent trop souvent perdu. Et je rêve.

Je rêve qu’elle se tourne vers moi, me reconnaisse, se souvienne de moi.

Les Plumes chez Emilie. Du thème NOSTALGIE, quatorze mots à placer : se souvenir, plus, famille, regret, heureux, madeleine, ainsi, aléa, apparaître, adolescence, résigné, rêver, restaurer, banana-split

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