Nous sommes l’écume de la cité




Nous sommes l’écume de la cité, un ramassis d’individus méprisables qui traine sa carcasse grise dans les docks à débarrasser la ville de la crasse que le fleuve rejette. Les hommes sur le quai, les femmes à l’intérieur de la cité à s’activer de la même besogne. Tout est terne ici, les vêtements, les bâtiments, la peau et les regards. Seuls tes yeux font de l’ombre à la grisaille, mais voilà quatre mois que je ne t’ai vue. Une fois par mois, nous franchissons la seule porte du mur d’enceinte. Une porte qui ouvre sur le quartier des femmes lorsque ce sont les hommes qui se rendent au baraquement des femmes. Le mois suivant, ce sont les femmes qui la franchissent.

La pluie ruisselle sur le gris des fenêtres, le ciel assombri cache le fleuve et l’horizon mais j’entends le vent de l’autre côté du cours d’eau. Comme un souffle il me rappelle que là se trouve peut-être notre liberté.

Parfois j’imagine que toi aussi tu as réussi à percer la brume et la pluie pour regarder vers moi

Aujourd’hui ce sont aux femmes de venir. Qui viendras-tu voir, qui te tiendra dans les bras ?
Serait-ce toi cette fois ou une inconnue de plus qui franchira la porte ? C’est ainsi, nous ne savons jamais qui sera désignée pour être notre compagne d’une nuit. Toi, je t’ai connue il y a huit mois. Tes yeux pétillaient sous l’austérité des traits et tu les gardais grands ouverts sur moi lorsque je suis venu en toi. J’y ai vu des myriades de lumières et toute la chaleur de l’univers.

Quatre mois que j’espère te revoir, te dire que j’ai trouvé de quoi construire l’embarcation. Des futs récupérés lors des nuits sans lune. J’y porte un soin attentif, mes cordages sont solides, cela devrait tenir le temps de fuir.
Je ne sais pas ce qui nous attendra de l’autre côté, je ne sais pas si nous sommes prêts pour vivre cela. J’ai peur de faire une erreur qui nous ramènera par ici. Je ne t’ai pas raconté ce qu’ils font à ceux qui cherchent à s’enfuir, comme tu ne m’as rien dit non plus de ce qui se passait de l’autre côté du mur. Nous taisons nos blessures, juste pour vivre quelques heures à deux. Les corps crucifiés de nos compagnons hantent les murs de la cité. Leur agonie nous tient éveillés. Tous les moyens sont bons pour assurer l’avenir et nous courbons l’échine. La caste supérieure défèque sur nos pieds et s’en réjouit.

La répression nous tue à petit feu et aucun de nous n’ose se soulever. La peur. La peur est plus forte.

J’ai acheté quelques fruits au marché noir. Un mois de salaire pour t’offrir un peu de douceur. Je suis si heureux que tu sois là. Tel le fruit défendu, les arbouses d’un rouge acidulé fondent sous nos dents et nous retenons notre rire.
Et puis tu m’invites et c’est toi le fruit défendu que je goûte à présent. Croquer la chair ferme et sensuelle, boire jusqu’à la lie le paradis perdu, m’enivrer de toi. Je me sustente de la douceur de ta peau palpitante, j’oublie le goût d’amertume qui coule dans mes veines. Chaque anfractuosité offre une nouvelle découverte. Sais-tu combien tu es jolie ? Ici un creux, là une sinuosité, une échancrure à visiter. À toi seule tu es un monde, la terre de mes rêves les plus fous.

Je t’ai coupé les cheveux. À présent ils partent dans tous les sens et te donnent un air plus juvénile encore. Tu as revêtu la tenue grise et noire que les hommes portent pour travailler. Je vois l’appréhension et tout autant l’excitation dans ton sourire. C’est de la folie, je songe, en enfonçant le bonnet sur ta tête, mais être fou près de toi pousse un vent de liberté que je ne peux réfréner. Je veux voir ton sourire chaque jour à venir.
Nous marchons dans la file des hommes, toi devant moi que je surveille. Tu gardes les yeux baissés, les bras le long du corps et tu t’appliques à respecter la cadence des pas. À un moment tu trébuches sur le sol inégal et pousses un léger cri, vite réprimé. J’ai prié pour que personne ne cherche à comprendre les quelques secondes qui soudain interrompaient la cadence des pas, j’ai prié si fort que nul n’a réagi, qu’aucun surveillant n’a surgi pour t’enlever à moi. La sueur glace ma peau. J’ai eu si peur.
Et puis les sirènes assourdissantes se sont mises à hurler. Je ne comprends pas le besoin des gardiens de hurler à leur tour les injonctions de stopper notre marche que nous ne pouvons pas entendre. Nous nous arrêtons, tête baissée, soumis et si vulnérables dans la pesanteur de la peur. J’aspire au silence. Que le peu de temps qu’il nous reste je puisse entendre ta chaleur tout contre moi. Je n’ose pourtant faire le moindre mouvement. Je me dis que si chacun reste à sa place dans le rang, ils ne te verront pas.

C’était folie que d’oser espérer, pardonne-moi d’y avoir cru, pardonne-moi. Je pensais que t’aimer abolirait les frontières de l’absurde et de la répression. Je pensais que nous réussirions à les duper, à franchir le barrage et prendre l’embarcation qui nous attend dans le sous-bois sur le bord de plage qui jouxte le port. Mais ils sont partout, armés de leurs bâtons qui brassent l’air comme s’ils commandaient aussi l’atmosphère. Je me suis dis, c’est la dernière fois que je te vois et c’était impossible à envisager, non impossible. Alors j’ai aboli ma frayeur, j’ai pris ta main, j’entends ton cœur battre à l’intérieur, j’ai saisi la moiteur de ta paume, caressé d’un pouce malhabile ta peau usée par les labeurs journaliers. J’ai tourné et levé la tête. Je ne peux pas ne pas te regarder une dernière fois. Je veux emporter chaque éclat de tes yeux, chaque ride, le rouge de ton sourire tremblant et la fossette qui se creuse sur ta joue.

Tout est allé si vite ensuite. Comme pour mesurer la sanction à venir, jaugeant ceux qui serviront d’exemples, les gardiens s’éloignent un peu, palabrent, se vantent de nous mater davantage mais ils ne nous regardent pas. Alors le rang fait un pas en avant et nous voici tous deux derrière une barrière humaine. Pas un regard, pas une voix ne s’élèvent. Juste le souffle de chacun qui me dit « vas-y » alors je tire ton bras et t’entraine à grandes enjambées le long de la berge. Parfois je sonde tous mes compagnons d’infortunes qui nous cachent et nous invitent à poursuivre. J’appréhende d’entendre les sifflets et les coups à venir mais lorsqu’ils fusent nous sommes déjà loin.

Le courant nous entraîne ailleurs mais nous ne perdons pas de vue l’émeute qui fait rage sur le quai. Je te regarde et je lis sur tes traits le soulagement et la tristesse mêlés. Oui, le bonheur est mitigé. Nous savons que demain nombre d’entre eux seront figés sur les croix et fixés au mur qui séparent nos baraquements. Je t’enlace. Près de toi, je vais devenir fort.
Un jour, je reviendrai les libérer, je chuchote tout contre toi.

Récit, écrit en novembre 2014. Réécriture février 2019


Crédit photo : LEEMO sur Pinterest

27 réflexions sur “Nous sommes l’écume de la cité

  1. magnifique ce texte….je vais m’arrêter là pour ce soir….juste touchée et émue…sourire
    il m’a fair me replonger dans ce que j’avais ressenti à la lecture de la bd de Lapière et Pellejero:
    « le tour de valse »…
    merci laurence

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  2. Intensément bon et je suis heureuse de finir sur une note positive ce qui laisse l’imagination divaguer. Une fin brutale aurait stoppé court les pensées.
    Je me suis régalée avec ton texte. Je te remercie pour cet instant.
    Ayant peu de temps à consacrer ici en ce moment, je passerai par brides.
    Que ta journée soit douce.

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    1. Merci Val, très touchée de ton passage par ici. Je m’éclipse trois jours, au loin. Respirer les embruns et revoir quelques uns de ceux que j’aime. Ne pas oublier que demain peut ne pas être… Les aimer vivants.
      Belle journée à toi aussi.

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  3. Le texte étant un peu long ( du moins quand je l’ai vu hier et vu le peu de temps que j’avais à ce moment) , je l’avais mis de côté pour pouvoir le lire tranquillement … J’ai bien fait de prendre le temps 🙂 . Je m’aligne aux mots d’Aldor qui décrivent mon ressenti ( « C’est beau et à perdre souffle. ») ❤

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    1. Le texte est effectivement un peu long et j’ai d’ailleurs hésité à le couper en deux, mais j’ai pensé que la lecture n’aurait pas eu la même intensité alors…
      Je te remercie d’être revenue lire ce récit ce soir, d’y avoir consacré un peu de temps et d’avoir exprimer ton ressenti aussi fort que celui d’Aldor 🙂 Merci beaucoup La Nef

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    1. Ce soir j’assistais à une séance de lecture à voix haute à laquelle je participe sur des nouvelles des lauréats du concours du Prix du jeune écrivain et je disais justement combien il était pesant (pour moi) de lire des nouvelles parce que les chutes sont très souvent, voire toujours tragiques… Pour ma part, je crois qu’à à la faveur de l’espoir on peut tout autant exprimer le tragique 🙂 la différence c’est que semer l’espoir, même fragile, est à mes yeux plus porteur. Même si cela reste très personnel, bien entendu 🙂
      Merci beaucoup Marie-Anne, pour ce retour positif sur ce texte !

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  4. Ou l’art et le talent de créer une situation et de lui donner vie, de happer le lecteur dès les premiers mots et de le tenir en haleine et jusqu’au bout par un décor sombre d’une multitude de détails alimentant la désolation des lieux, leur noirceur, l’atmosphère tendue, menaçante où la peur suinte de partout, des personnages en tension extrême, fébriles, anxieux, le danger omniprésent, la respiration saccadée, le cœur cognant contre la poitrine, la transpiration de la peur, ces sirènes stridentes dans cette fuite traquée, pleine de dangers… Un texte condensé, resserré, dru qui ne laisse aucun espace pour reprendre son souffle tant on vit ce texte de l’intérieur. J’ai beaucoup aimé ton texte Laurence et je te dis chapeau pour cette aventure humaine dans un monde où toute humanité semble avoir été évacuée, et dont on ne connaîtra pas la suite, mais tout est là justement dans cette épouvante, dans cet espoir si ténu, si fragile qu’il risque de se briser à chaque battement de temps. Merci !

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    1. Oui, tout est déjà dit. Je crois que la force du texte tient aussi par ce format court. Et la fin, ouverte, permet au lecteur une projection à la hauteur de ce qu’il ressent à la lecture. C’est en tout cas ainsi que j’ai construit cette histoire.
      Merci à toi les belles sources pour ton commentaire sensible sur ce texte. Je suis très touchée…

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    1. L’idée de ce récit à plus de quatre ans… Je ne sais pas vers quoi l’on va, Alma, ni ne comprends comment nous sommes capables du pire en ayant déjà connu le pire. Alors oui, un peu d’amour pour contrebalancer l’horreur me semble essentiel… une respiration nécessaire.
      Merci beaucoup Alma

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